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ReportageAgriculture

« Elle ne s’intéressait pas à la ferme » : chez les néopaysans, le couple à l’épreuve

Quand de nouveaux paysans s’installent, la dimension intime passe souvent au second plan. Et si le couple peut être à l’origine du changement de vie, voire en devenir le ciment, il souffre aussi face aux réalités du quotidien.

Villiers-le-Bâcle et Pussay (Essonne), Saint-Augustin (Seine-et-Marne), reportage

Il ne fait pas encore jour quand Yseult enfourche son vélo dans les rues vides de Paris, direction la gare de l’Est. Chaque jour, elle y prend le Transilien vers le lieu de sa deuxième vie : la ferme Saint-Augustin, en Seine-et-Marne, où elle est devenue maraîchère bio. Le paysage urbain plongé dans l’obscurité défile sous ses yeux, jusqu’à laisser place aux premiers champs couverts par la rosée du matin. Ce soir, après avoir aéré les serres et récolté les rutabagas, elle fera le chemin en sens inverse pour retrouver Maria, sa compagne, infirmière en soins palliatifs à l’hôpital, où elle-même a officié pendant treize ans comme sage-femme.

Les débuts de sa reconversion, il y a huit ans, ont mis à l’épreuve son couple, entre rythme effréné et doutes sur la viabilité du projet. « Les allers-retours entre Paris et la ferme étaient difficiles à gérer, se rappelle Yseult. J’avais peur d’échouer dans ma reconversion, tous nos échanges tournaient autour de la ferme. Sans compter que Maria nous aidait tous les dimanches. On partageait peu de choses en dehors de l’installation. » Avec le recul, se lancer seule dans l’aventure du maraîchage a aussi présenté quelques avantages, comme le maintien d’un salaire fixe dans le couple, « une béquille le temps de pouvoir me verser un salaire correct à la ferme », soutient-elle.

Yseult fait tous les jours le trajet depuis Paris, où elle vit avec sa compagne, vers sa ferme de Seine-et-Marne. © Mathieu Génon / Reporterre

Tous les couples ne résistent pas aussi bien à l’épreuve de l’installation. Pour les paysans non issus du monde agricole, qui représentaient en 2017 62,4 % des nouveaux agriculteurs selon une étude du ministère de l’Agriculture, il arrive souvent que le couple périclite peu après le changement de vie, les réalités du quotidien agricole venant noircir la feuille de route et ses idéaux. Pénibilité, interminable attente de la pluie, précarité financière, lourdeurs administratives... « D’abord, le conjoint va accepter ce changement radical de vie, s’y complaire, même, jusqu’à ce qu’il réalise que tout cela demande trop de sacrifices » explique Jade Jourdan, chargée de mission pour l’association d’aide à l’installation Abiosol, témoin de beaucoup de séparations.

« Ma compagne m’a quittée au moment où je changeais de région pour poursuivre mon projet de reconversion agricole », raconte Marie, 32 ans, qui a laissé derrière elle le milieu de l’édition à Paris pour devenir maraîchère. Au moment de son déménagement pour occuper un poste d’ouvrière agricole en Seine-et-Marne, son couple, déjà fragilisé, a définitivement éclaté. « En plus de la distance, elle ne s’intéressait pas à la ferme, quand moi, je m’y projetais avec elle. Quand on travaille dans le monde agricole, on est un peu l’indélogeable. C’est à l’autre de faire les concessions », reconnaît Marie.

Dissocier le couple de l’équipe

Quand l’installation est un projet commun, les précautions sont nombreuses pour préserver le couple. Dans leur ferme, située à Pussay (Essonne), Florent et Sylvie, couple de maraîchers et parents de deux filles, démarrent leurs journées sur la même lignée de betteraves. Chaque jour, ils plongent leurs mains dans la même terre et reposent leurs corps sur le même canapé, et ce depuis plus de dix ans. La recette de leur longévité : s’imposer du temps en dehors de la ferme, qui ne doit pas virer à l’obsession. « Si on ne dissocie pas le couple de l’équipe, ça peut coincer rapidement, sur tous les plans », dit Sylvie en remplissant activement les cagettes de légumes.

Le travail paysan, qui ancre le couple dans un territoire pour plusieurs années et dont la charge de travail fluctue au fil des saisons, nécessite un cloisonnement. « Beaucoup d’agriculteurs souffrent d’une grosse confusion identitaire entre la sphère personnelle et la sphère professionnelle car, le plus souvent, la maison est située sur l’exploitation. À table, avec sa conjointe et ses enfants, on ne parle que de la ferme », relate François-Régis Lenoir, agriculteur et docteur en psychologie, spécialiste des risques psychosociaux dans le monde paysan.

« Plusieurs fois, j’ai voulu tout quitter »

Trente ans après les turbulences de l’installation, Cristiana et Emmanuel, gérants d’une ferme céréalière et d’un fournil, témoignent de l’ampleur du défi à relever. Après un coup de foudre mutuel aux Philippines en 1993, Cristiana, 20 ans à peine, a quitté son Italie natale pour rejoindre Emmanuel à Villiers-le-Bâcle (Essonne), lieu de la ferme familiale depuis 1920. « Bien sûr, j’ai essayé de le faire venir dans mon monde. Mais j’ai échoué, car la terre, on ne la bouge pas », sourit-elle. Quand elle a débarqué dans son quotidien, étrangère à la pénibilité du travail agricole et aux « machines compliquées », la solitude l’a rapidement envahie.

L’emploi du temps d’Emmanuel et Cristiana tourne autour de leurs activités agricoles. © Mathieu Génon / Reporterre

« Je vivais à Rome, j’étais habituée à l’euphorie, et j’ai débarqué dans un milieu agricole traditionnel de droite plutôt rude », se souvient-elle sans nostalgie. Exprimant le besoin de bâtir un projet commun, ils ont alors repris la ferme familiale, qu’ils ont peu à peu convertie au bio, poussés par la volonté de Cristiana, déjà végétalienne et sensible à la pollution des sols. Son plus gros motif d’épuisement à l’époque : la difficile reconnaissance à gagner au milieu des agriculteurs conventionnels, majoritairement des hommes. « Plusieurs fois, j’ai voulu tout quitter, repartir en Italie. Mais l’amour nous a toujours réunis », assure Cristiana.

Se réapproprier le modèle familial agricole

Qu’ils se lancent dans l’aventure ensemble ou séparément, la plupart des nouveaux paysans, qui privilégient une pratique raisonnée de l’agriculture et accordent plus de temps à leur vie privée, se réapproprient dans le même temps le modèle familial traditionnel. « Dans le monde rural, ça reste le modèle à l’ancienne de l’agriculteur et la femme de l’agriculteur, qui n’a pas de statut propre, et qui suit le projet de son mari. Je ne m’y retrouvais pas », déplore Yseult.

« Si le nombre de divorces dans l’agriculture a toujours été sensiblement inférieur au reste de la société, c’est parce qu’il laisse sans emploi et sans logement celui des deux partenaires qui n’est pas propriétaire de l’exploitation, le plus souvent la femme », explique Sandra Contzen, sociologue spécialiste des inégalités dans le monde agricole. Faire famille autrement était l’une des priorités de Florent et Sylvie quand l’idée de leur reconversion s’est concrétisée. « On a divisé l’exploitation en deux parts égales et on travaille sous le même statut », précisent-ils.

Cristiana et Emmanuel produisent des céréales et du pain bio dans leur ferme de l’Essonne. © Mathieu Génon / Reporterre

Malgré des compromis personnels, les couples de paysans peuvent subir des décisions qui les dépassent. Menacés par la construction de la ligne du métro du Grand Paris Express qui va bétonner leurs champs, Cristiana et Emmanuel évoquent une charge mentale supplémentaire, qui a poussé Cristiana à créer Zaclay, la zone à défendre (zad) du plateau de Saclay, finalement démantelée en juin après plus d’un an de lutte. Leur agenda occupé par le militantisme, le travail agricole et administratif laisse peu de place à leur couple. « On arrive à un âge où on devrait passer plus de temps ensemble et flâner, comme un couple à la retraite, mais c’est impossible. En tout cas pour le moment », dit Emmanuel.

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