En Angleterre, la folle histoire d’une victoire contre les autoroutes

«Ils savent le prix de tout, mais ne connaissent la valeur de rien», devant le chataîgner de George Green, symbole de la lutte contre la M11 link road, dans les années 1990. - Domaine public / Wikimedia Commons
«Ils savent le prix de tout, mais ne connaissent la valeur de rien», devant le chataîgner de George Green, symbole de la lutte contre la M11 link road, dans les années 1990. - Domaine public / Wikimedia Commons
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LuttesIl y a trente ans, en Angleterre, les écologistes radicaux avaient réussi à faire plier le gouvernement et ses projets autoroutiers. Le livre « À bas l’empire, vive le printemps » raconte cette lutte contagieuse.
L’histoire est une ressource inépuisable pour faire face aux épreuves du présent. Alors que le projet d’autoroute A69 démarre à vive allure et que les aménageurs, partout en France, imposent la civilisation de la bagnole, il peut être enthousiasmant de se replonger dans les vives batailles qui ont secoué l’Angleterre au début des années 1990.
C’est une séquence oubliée des manuels de combat écologique qui fut pourtant décisive. Aujourd’hui, encore, elle rappelle qu’une victoire est à portée de main, que les écologistes ne sont pas cantonnés à la défaite et à la « supplication habituelle » aux portes du pouvoir.
« Pas de compromis avec la défense de la Terre »
Pendant des années, dans les bocages anglais et en périphérie des villes, des milliers de militants et militantes se sont réunis autour du slogan « pas de compromis avec la défense de la Terre ». Ils ont bloqué avec succès des projets d’autoroutes en déployant une stratégie radicale et en multipliant les actions directes.
Venus d’horizons divers, ces activistes n’attendaient rien du gouvernement et ne comptaient que sur eux-mêmes, s’accrochant aux arbres, brûlant des pelleteuses, envahissant les bureaux de promoteurs, ouvrant des squats et occupant des forêts. Avec fougue, joie et détermination.
Sur les 600 projets autoroutiers prévus par les autorités, les écologistes des mouvements Earth First ! et Reclaim the Street réussirent à en mettre en déroute près de 500. Ils tinrent ainsi en échec « le plus grand programme de construction de routes depuis les Romains », de l’aveu même du gouvernement.

Le livre À bas l’empire, vive le printemps, paru en France en 2020, retrace leur folle épopée, qui reste paradoxalement méconnue. Leur héritage est pourtant palpable.
C’est cette décennie de lutte en Angleterre qui enseigna aux Français la technique des camps d’occupation et contribua à l’essor de la zad de Notre-Dame-des-Landes dès 2009. Elle inspira aussi des luttes de ce côté-ci de la Manche, comme celle de la vallée d’Aspe contre un projet autoroutier dans les Pyrénées.
« Si une route doit être démolie, alors démolissez-la ! »
« Si une route doit être démolie, alors démolissez-la ! » Le mot d’ordre a le mérite d’être simple, il dit aussi quelque chose de l’époque : face à « l’écologie résignée des grandes ONG », les militants d’Earth First ! préféraient affronter directement les projets écocidaires.
« Glisser du sucre dans le réservoir à essence d’un bulldozer est bien moins grave que de faire exploser une montagne », affirmaient-ils, revendiquant l’usage du sabotage et de la désobéissance civile.
Bâtir une contre-culture
Il s’agissait, pour eux, de ne pas succomber à la tentation de la respectabilité mais de bâtir, au contraire, une contre-culture avec ses propres moyens de diffusion, ses camps nomades, ses amitiés et ses savoir-faire. Au cours de cette décennie de lutte, toute une génération d’étudiants, de chômeurs, de défenseurs de la libération animale et de hippies rejoignirent le combat.
Ce fut le grand moment des Zones d’autonomie temporaire — les TAZ décrites par Hakim Bey — ces ancêtres des zad, lieux de fête, de danse et de résistance qui poussaient un peu partout au gré des mobilisations anti-routes.
Ce fut aussi la naissance d’un mouvement écologique résolument révolutionnaire, pour qui « promouvoir des réformes revenait à peu près à réorganiser la disposition des chaises longues sur le Titanic » : « Si nous voulons éviter l’apocalypse et vaincre l’esclavage, la stratégie d’une révolution écologique et libertaire mondiale, aussi improbable soit-elle, est beaucoup plus réaliste que celle d’un recyclage d’une Alliance socialiste à des fins électorales », déclaraient-ils.

L’histoire du mouvement débute de manière assez incongrue. En 1990, dans la petite ville touristique d’Hastings, six jeunes lycéens s’ennuyaient à mourir en préparant leur bac. Déçus par les ONG traditionnelles, ils formèrent le premier groupe d’Earth First ! en Angleterre et se firent rapidement connaître pour leurs actions coup de poing.
Deux militants allèrent même se former dans la jungle de Sarawak sur l’île de Bornéo où les tribus Penans montaient des barricades sur les routes forestières pour résister à l’assaut des multinationales. Une expérience fondatrice.
Revenus en Angleterre après un passage dans les geôles de Malaisie, ils décidèrent de passer à l’offensive en exportant les modes d’action des peuples autochtones de l’Asie du Sud-Est. Ils établirent des liens avec des personnes appartenant à différents réseaux éco-anarchistes et c’est ainsi qu’ils lancèrent un an plus tard « la plus grande vague de contestation écologique que la Grande-Bretagne ait connue depuis l’écrasement de la paysannerie ».
« Une lutte contagieuse »
Camp retranché dans les arbres, pelleteuses en flamme, blocage de grues flottantes, Free party au cœur des chantiers, tunnels creusés sous les routes… La bagarre commença tous azimuts. Au sud-est de Londres, dans la forêt d’Oxleas, au milieu d’une clairière, 3 000 personnes prêtèrent serment pour vaincre les bulldozers.
Dans un quartier de Londres, les militants allèrent même jusqu’à créer un « État indépendant » ou plutôt une zone d’autonomie libre, baptisée Wanstonia, composées de maisons squattées. La lutte n’était plus une activité à temps partiel. Il s’agissait de vivre et lutter dans un même élan. Au quotidien et au chevet du vivant.
« Je ne pense pas qu’il soit possible ici de décrire à quel point il est extraordinaire de dormir et de se réveiller dans les branches d’un arbre. De voir les étoiles et la lune. De sentir le soleil et la pluie », racontait un militant.
La lutte fut contagieuse et pleine d’adrénaline, peuplée de moments épiques. Alors qu’ils n’étaient qu’une poignée d’activistes en 1991, deux ans plus tard, le mouvement Earth First ! comptaient 45 groupes locaux avec des milliers de personnes engagées dans l’action directe et dévouées à la cause.
Ils sillonnaient le pays en van ou en stop de camps autogérés en manifestations. Ils inventèrent leurs propres folklores à base d’imaginaires celtes et druidiques, de musique punk et techno. Leurs villages de cabanes ressemblaient à celui des Ewoks dans Star Wars. Ils parlaient de « résistance tribale » et évoquaient leur « sainte trinité : les chiens, la boue et le cidre ».
« Leur montrer qu’il n’y a pas de profit facile pour ceux qui violent la Terre
Les autorités furent complètement dépassées. Il fallait désormais neuf heures pour abattre un arbre, des semaines entières pour expulser un camp. Les militants réussirent à toucher les bétonneurs au porte-monnaie tout en les humiliant publiquement. « Nous pouvons leur faire payer, leur montrer qu’il n’y a pas de profit facile pour ceux qui violent la Terre », affirmaient-ils.
Durement réprimé, le mouvement resta néanmoins populaire, tissant des alliances détonantes. À bas l’empire, vive le printemps regorge d’anecdotes qui témoignent de cette puissance émancipatrice et de cette contagion révolutionnaire.
À Glasgow, lors de l’expulsion du camp de Pollock, par exemple, 250 jeunes fuguèrent de leur école pour aider à interrompre l’opération policière. À Wanstead, une femme de 80 ans fit tomber avec des jeunes manifestants une clôture qui emprisonnait les arbres. Une fois le mur tombé, elle pleura. C’était la première fois dans sa vie, disait-elle, qu’elle se sentait forte.
Manuels de sabotage
Au fur et à mesure que la lutte s’enracinait, les militants devenaient aussi de plus en plus efficaces. Leur technique de grimpe s’aiguisait comme leurs pratiques du sabotage, rassemblées dans des manuels qui se diffusaient sous le manteau.
La victoire était à portée de mains. En 1997, épuisés après des années de combat, les aménageurs durent abandonner leur programme routier. Le mouvement Earth First ! se dispersa alors dans la contestation altermondialiste et anti-OGM, les émeutes contre le G8 et la résistance mondiale à l’ordre libéral.
Alors qu’un vent de fraîcheur et de radicalité touche aujourd’hui le mouvement écologiste, il peut être intéressant de se souvenir de ces aînés turbulents. Earth First ! fut parmi les premiers à comprendre l’intérêt des luttes de territoire et la complémentarité des modes d’action.
Si cet épisode ne donne pas de mode d’emploi pour les mobilisations actuelles, il reste indéniablement une source d’espoir et de subversion. Un motif de joie face au ravage qui n’a cessé de croître. Au cours de l’histoire, il est parfois arrivé que la machine s’enraye.
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À bas l’empire, vive le printemps, de Earth First !, aux éditions Divergences, avril, 2020, 290 p., 15 euros. |