En Essonne, des forestiers « écoutent » les chauves-souris pour les protéger

Le forestier Alexandre Butin écoute les chauves-souris de la forêt de Sénart, le 23 août 2022. - © Mathieu Génon/Reporterre
Durée de lecture : 8 minutes
Les chauves-souris sont menacées par les activités humaines. Pour mieux les protéger, les agents de l’ONF tentent d’identifier, puis de préserver leurs habitats, grâce à des détecteurs d’ultrasons.
Brunoy (Essonne), reportage
Le soleil déclinant nappe la cime des chênes d’éclats orangés. Une odeur de mousse humide enveloppe la forêt fraîchissante. À 20 heures passées, seuls quelques joggers s’aventurent encore dans les allées sableuses de la forêt de Sénart (Essonne), au sud-est de l’Île-de-France. Les humains se terrent. Le concert nocturne des chauves-souris peut commencer.
Lampe frontale vissée sur le crâne, Alexandre Butin, spécialiste des mammifères volants au sein de l’Office national des forêts (ONF), installe son matériel sur les rives d’une mare : une chaise de camping, une tablette, un casque audio, et surtout un micro, capable de capter et de « traduire » les ultrasons émis par les chauves-souris à des fréquences inaudibles pour l’oreille humaine [1].
Une longue nuit de travail attend le forestier. Avec trois de ses collègues, le quarantenaire au sourire facile et au regard malicieux réalise un inventaire des populations locales. L’objectif : identifier les endroits de la forêt où les chauves-souris se sont établies, afin de mieux les préserver. Dans les lieux les plus fréquentés, ils peuvent par exemple décider de conserver davantage d’arbres fendillés, où les chiroptères aiment se réfugier, voire mettre en place des « îlots » intouchés par l’être humain.

À la fin de l’été, les chauves-souris se regroupent sur des sites de « swarming », des sortes de gigantesques boîtes de nuit dédiées à la recherche de partenaires sexuels. « Les chauves-souris ont des mœurs très libres », sourit Alexandre Butin. La période est propice à l’enregistrement de cris sociaux. En une nuit, le forestier doit réaliser dix « points d’écoute » : une fois le soleil couché, il enregistre pendant dix minutes le paysage sonore de dix recoins de la forêt. Des traces de peinture phosphorescente sur les arbres lui permettent de se repérer. « Si on se débrouille bien, on est rentrés chez nous à 1 h 30 du matin. » Ses enregistrements sont ensuite ralentis (ce qui permet de diminuer la fréquence des sons émis par les chauves-souris) et analysés grâce à un logiciel. « Ça nous permet de comprendre leur langage, de savoir à quels endroits elles paradent, où elles chassent… »

« Ça, c’est une pipistrelle »
Les ultrasons traqués par Alexandre Butin et ses collègues sont utilisés par les chauves-souris pour « écholocaliser ». Le principe est simple : grâce à leurs cordes vocales, elles émettent des sons qui se « cognent » contre les parois des éléments environnants avant de revenir à leurs oreilles. Les chauves-souris sont capables, en analysant cet écho, de créer une image mentale en trois dimensions de leur environnement. Malgré l’obscurité, chasser devient facile : elles peuvent déterminer la taille, la forme et la vitesse de leurs proies sans les voir.

Chaque espèce possède sa propre signature acoustique. Apprendre à les reconnaître requiert des années de pratique. « Moi, je ne suis pas du tout musicien, confie Alexandre Butin. J’ai eu plus de mal au départ que mes collègues qui ont l’oreille musicale. » Dix ans après ses débuts, il parvient à identifier la plupart des espèces en direct. Les yeux rivés aux ondes sonores qui défilent sur l’écran de sa tablette, le forestier fait penser à Chanteraide, le héros du film Le chant du loup, capable de détecter un sous-marin grâce à son ouïe surdéveloppée. « On a nous aussi nos oreilles de bronze, d’argent et d’or », raconte-t-il.

En début de soirée, les chauves-souris se font timides. Seul le frétillement des grillons, des sauterelles et des moustiques interrompt le silence de la forêt. La nuit nous enveloppe peu à peu. On ne distingue plus que le contour des arbres, comme dessinés à l’encre de chine sur le ciel. L’enceinte reliée au détecteur d’ultrasons se met à diffuser des craquements cuivrés, évoquant tour à tour des maracas, un ongle tapotant une table, ou le fracas de sabots contre le bitume.
« Ça, c’est une pipistrelle, traduit Alexandre Butin. Ça tinte comme un jeu de clés qu’on secoue. » Des sons évoquant « une goutte d’eau qui explose » parviennent tout à coup à nos oreilles : une Noctule commune (Nyctalus noctula) vient de passer. L’exercice a quelque choses de magique : dans la pénombre, on ne perçoit pas la moindre main ailée. Et pourtant : « Là, il y a au moins quatre espèces différentes autour de nous », chuchote le forestier.

Risques élevés de disparition
Ce travail d’inventaire et les mesures de protection qu’il permet sont cruciaux. Sur les 35 espèces de chauves-souris répertoriées en France métropolitaine (environ 170 sur toute la France), 20 sont confrontées à des risques élevés de disparition. Entre 2006 et 2019, la Sérotine commune (Eptesicus serotinus), qui se distingue par son dos parsemé de poils dorés, a perdu 30 % de ses effectifs ; la Pipistrelle de Nathusius (Pipistrellus nathusii), 46 %. La Noctule commune, reconnaissable à ses oreilles arrondies et à son pelage roussâtre, est la plus mal en point : 88 % d’entre elles ont disparu en seulement treize ans, alertent les chercheurs du collectif Vigie-Chiro.

Les causes de ce déclin spectaculaire sont multiples. L’expansion urbaine, l’agriculture intensive et la disparition des haies réduisent la quantité d’habitats disponibles pour les chiroptères, détaille Kévin Barré, chercheur au Centre d’écologie et des sciences de la conservation du Muséum national d’histoire naturelle. À cela s’ajoutent la prédation par les chats, la pollution lumineuse, le changement climatique, qui modifie les aires de répartition des chauves-souris, ainsi que les pesticides, qui s’accumulent dans la chaîne alimentaire et détruisent les insectes dont elles se nourrissent.

Le trafic routier est également responsable de nombreux décès. Quand elles ne meurent pas écrasées sous les roues des voitures, les chauves-souris peuvent entrer en collision avec les pales des éoliennes, parfois situées dans des couloirs de migration. Les changements de pression dans l’air à proximité de ces engins peuvent également causer des « barotraumatismes », des lésions des tissus souvent fatales pour ces petits organismes. Il est encore difficile d’estimer les pertes liées aux parcs éoliens, signale Kévin Barré. « Mais il est fort probable qu’on sous-estime la mortalité réelle, car les cadavres disparaissent très vite. »

Certaines espèces ont tendance à être attirées par les éoliennes, ce qui augmente les risques de collision. D’autres, au contraire, cherchent à les éviter, ce qui réduit encore davantage leur habitat. « Les pressions sur les chauves-souris sont tellement diverses et nombreuses qu’il devient très difficile de trouver des solutions », se désole le chercheur. Toutes ont cependant un dénominateur commun, insiste-t-il : notre modèle économique. « Les raisons pour lesquelles nous pratiquons une agriculture intensive, pour lesquelles nous avons autant d’axes routiers et pour lesquelles nous avons besoin d’implanter autant d’éoliennes sont les mêmes : notre recherche constante de profits. » Sans changement de modèle, pense-t-il, « il sera difficile de ralentir le déclin des chauves-souris ».
De précieux alliés
Leur disparition progressive a des conséquences « graves » sur le fonctionnement des écosystèmes. Les chauves-souris rendent service aux agriculteurs en dévorant les insectes ravageurs. Elles sont également de précieux alliés pour les forestiers. « Elles prédatent les hannetons, les chenilles défoliatrices et les chenilles processionnaires, qui ont tendance à augmenter à cause du changement climatique », explique Alexandre Butin. Les chauves-souris sont également friandes de moustiques, vecteurs potentiels de maladies : elles peuvent en dévorer jusqu’à 1 000 par nuit. Les mammifères volants sont des « espèces sentinelles » : « Si elles disparaissent, le reste de l’écosystème suivra », conclut le forestier d’un air grave.

Grâce à son travail de recension, il espère à son échelle empêcher une telle catastrophe. D’autant plus qu’il reste beaucoup à découvrir sur ces créatures ailées. Parmi leurs prouesses biologiques : l’ovulation différée. Après l’accouplement, en automne, les femelles peuvent garder le sperme dans leurs corps pendant toute la période d’hibernation. Elles ne déclenchent la fécondation qu’au printemps.
D’une longévité exceptionnelle pour leur petite taille — malgré ses 30 grammes, Myotis myotis, le Grand murin, peut vivre jusqu’à 38 ans —, les chiroptères sont également dotés d’un système immunitaire hors norme. Leur résistance aux infections fascine les médecins. La recherche scientifique ne serait sans doute pas la seule à pâtir de la perte des mammifères volants, se dit-on en regardant Alexandre Butin filer entre les arbres vers son prochain point d’écoute. Sans chauves-souris, les nuits étoilées seraient bien moins poétiques.
Une nuit à la rencontre des chauves-souris
La Société française pour l’étude et la protection des mammifères organise chaque année, depuis plus de vingt ans, une « Nuit internationale de la chauve-souris ». Cette année, elle se déroule ce week-end, les 27 et 28 août. Des sorties nocturnes à l’écoute des chauves-souris, des ateliers, des conférences, des expositions et des projections de films (gratuits et ouverts à tous) sont prévus partout en France. Une carte des animations est disponible sur le site de l’évènement. À vos détecteurs d’ultrasons !