En Haute-Corse, l’autorisation d’un projet de décharge scandalise les riverains

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Luttes DéchetsÀ Giuncaggio (Haute-Corse), la société privée Oriente Environnement porte un projet de « centre d’enfouissement technique » (CET) de déchets non dangereux et de terres amiantifères. Malgré de multiples avis défavorables, le projet a été autorisé par le tribunal administratif de Bastia.
- Bastia (Haute-Corse), correspondance
Le 3 octobre, dernier, le tribunal administratif de Bastia a autorisé en appel la société privée Oriente Environnement à ouvrir et à exploiter un centre d’enfouissement technique (CET) de déchets non dangereux et de terres amiantifères dans la commune de Giuncaggio (Haute-Corse) dans une boucle du Tavignano, le second fleuve de l’île.
Trois ans plus tôt, en décembre 2016, le préfet de Haute-Corse avait refusé son autorisation à ce même projet au vu des avis négatifs de l’enquête publique, du ministère de la Transition écologique, de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), de nombreux scientifiques et experts, des collectivités locales, et de l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao) entre autres.
Comment un dossier ayant suscité un rejet aussi massif peut-il ressortir tel quel de la poubelle et se retrouver sur la ligne de départ, prêt à démarrer sitôt les formalités administratives remplies ? Retour sur une lutte et ses coulisses.
Nous sommes dans un coin perdu du maquis corse, loin des projecteurs. Ici, le Tavignano serpente dans une belle vallée encaissée au relief houleux. Il alimente en eau potable les villages cachés dans les replis du relief, la petite ville d’Aléria, ainsi qu’une bonne partie des habitants de la plaine orientale. C’est encore lui qui fournit l’eau agricole de cette région fertile où les vignes et les agrumes côtoient les élevages de brebis et de chèvres.
Le centre d’enfouissement serait construit sur un site sujet à des glissements de terrain
Dès que le projet, engagé en catimini, a été dévoilé, la population s’est alarmée : de mémoire d’anciens, on a toujours appelé l’endroit « la montagne qui marche ». C’est que les glissements de terrain ne sont pas rares dans les parages. Un des voisins du site n’a-t-il pas vu son champ d’amandiers disparaître voici quelques années ? En outre, l’un des porteurs de projet est la société Agrégats Béton Corse, bien connue dans la région. Installée en bordure du Tavignano, elle a été condamnée à plusieurs reprises pour atteintes à l’environnement (extraction illégale de sable dans le fleuve, travaux nuisibles à l’eau et au milieu aquatique, etc.). Un collectif de riverains, Tavignanu Vivu, s’est créé. Il a fait appel à un géologue qui connaît le terrain : Paul Royal est intervenu à de nombreuses reprises pour des chantiers de confortement de la route nationale qui emprunte la vallée. M. Royal est en outre géologue expert auprès des tribunaux de Lyon.
Pour établir le rapport remis au collectif, il s’est livré à une analyse rigoureuse du dossier fourni par les porteurs de projet, en s’appuyant sur les données qu’il a lui-même recueillies sur place depuis des années. Ainsi, il note l’existence d’une nappe aquifère située à dix mètres au-dessus du fond de stockage prévu. Curieusement, l’existence de cette nappe est niée dans l’étude géologique d’impact, puis confirmée plus loin lorsque les pétitionnaires indiquent que l’alimentation en eau sera effectuée par forage dans cette même nappe.

Toujours au chapitre de l’eau, le dossier d’Oriente Environnement écarte tout risque sur la ressource en eau potable en cas de pollution du Tavignano, en invoquant l’éloignement des zones de captage. Or, ce n’est pas la distance que l’on prend en compte dans la délimitation des périmètres de protection mais le temps que mettrait une pollution potentielle pour arriver au captage. On considère qu’un site est sûr lorsque ce délai est de cinquante jours. Avec le débit du Tavignano, un déversement dans le fleuve arriverait en moins d’une heure sur les captages situés à 3,5 km, à peine plus sur les plages d’Aléria.
Sur la nature du terrain, le constat est tout aussi sidérant. Les schistes feuilletés qui le composent se délitent, s’effritent, se désagrègent… Ils sont de si mauvaise qualité qu’aucune carotte (prélèvement cylindrique de roche par forage) n’a pu être présentée ! Ces nouvelles inquiètent vivement la population. Les porteurs du projet, eux, restent sereins. Pour effectuer les compléments d’expertise qui leur sont demandés, ils ont fait appel à l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) et au Bureau des ressources géologiques et minières (BRGM). Les comptes-rendus de ces deux organismes publics recèlent quelques formules évasives. Ainsi : « L’avis de l’Ineris est rendu sur la méthode utilisée, mais pas sur la justesse de l’ensemble des valeurs et calculs, pour lesquels seuls quelques contrôles ponctuels ont été effectués. » Ou encore ce laconique : « Les échantillons prélevés correspondent aux terrains attendus dans le secteur », qui tient lieu de conclusion au BRGM. On peut faire mieux pour confirmer la faisabilité d’un projet.
Durant les deux mois de l’enquête publique, en 2016, les avis négatifs se sont accumulés. L’Acte I s’achève sur un refus du préfet de Haute-Corse. La société Oriente Environnement a fait appel de cette décision. « Projet corse porté par des Corses pour les Corses », ce centre d’enfouissement technique est une réponse apportée à la récurrente crise des déchets que connaît l’île, plaide-t-elle. Une préoccupation qui fait écho à celle de la préfète de région, Josiane Chevalier, qui au même moment appelle dans les médias à plus de pragmatisme, et insiste pour que des solutions soient trouvées. « Nous ne choisissons ni les sites, ni les porteurs de projet, ni l’organisation, insiste-t-elle dans un courrier au collectif Tavignanu Vivu. Nous jugeons donc un projet, pas un porteur de projet. L’État n’a d’autre souci que d’agir dans l’intérêt général pour éviter une crise sanitaire et environnementale majeure. »
Le rapporteur public a rendu un avis favorable au projet d’enfouissement
Contre toute attente, le rapporteur public, personnage clé dont les préconisations sont suivies par les juges dans la majorité des cas, a rendu un avis favorable au projet. Le préfet qui a pris l’arrêté de 2016 a été remplacé par un second, puis par un troisième, M. Ravier, qui a donc la charge de défendre la décision de son prédécesseur. Absent lors de l’audience, le 19 septembre 2019, il ne s’était pas fait représenter et n’a communiqué aucune pièce pour étayer l’arrêté de refus de son prédécesseur.
Le 3 octobre, le tribunal administratif a annulé l’arrêté préfectoral de 2016 et autorisé la société Oriente Environnement à ouvrir et exploiter le CET de Giuncaggio. La semaine suivante, le préfet déclarait qu’il ne ferait pas appel de cette décision de justice. Le collectif Tavignanu Vivu doit poursuivre seul la bagarre. Ses avocats font appel devant la cour d’appel de Marseille. Rideau.

Restent deux éléments : une carte, établie avec le concours de la Dreal, pour aider les communautés de communes à choisir des sites pour enfouir les déchets. Giuncaggio y figure en rouge et jaune. Rouge, ce sont les zones à proscrire absolument ; jaune, les zones à enjeux environnementaux forts connus. Et un document débusqué par l’association U Levante : c’est un audit, commandité par trois ministères (Transition écologique, Économie et Finances, Agriculture) en 2016 puis réitéré en 2019. Il a dû causer bien des tourments à la Dreal, directement concernée, et à la préfète de région, chargée de veiller à l’exécution des mesures préconisées par ce document. Que dit-il ?
Recommandation no 9 : Accélérer le processus de désignation de centres de stockage de déchets inertes, dont un qui aura vocation à recevoir les déchets amiantés. Avec ce commentaire : « Si aucune solution d’exutoire n’est offerte aux donneurs d’ordre, cela pourrait compromettre la réalisation de certains chantiers, sur la région bastiaise en particulier. »
Une telle recommandation pourrait-elle justifier l’ouverture par un fabricant de matériaux de construction et un promoteur immobilier d’une gigantesque décharge (70.000 tonnes de déchets et 100.000 tonnes de terres amiantifères par an), dans la boucle d’un fleuve, sur un terrain instable ?