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ReportageForêts

En Russie, des villageois se battent contre les marchands de sable

L’exploitation des carrières de sable détruit les forêts de pins des Komis, à 1 300 km au nord-est de Moscou. Des territoires défrichés deviennent des marais, causant de graves dommages à la population locale.

République des Komis (Russie) reportage

C’était en septembre 2021. Un beau matin, les habitants du petit village de Pytchime dans le Grand Nord de la Russie, à une quarantaine de kilomètres de la capitale régionale Syktyvkar, ont découvert qu’on était en train de détruire leur forêt.

Sans les prévenir, les autorités locales ont autorisé l’exploitation d’une sablière à proximité de leurs habitations — 800 mètres à vol d’oiseau. « Cela a commencé en pleine nuit, on n’était même pas au courant », relate, encore sous le choc, Nicolay, 63 ans.

La fine bande d’arbres clairsemée sur le bord de la parcelle ne suffit pas à masquer l’ampleur des dégâts. 41 hectares de pins magnifiques et leur sol en mousse — « forêts blanches » typiques des territoires du nord — abattus en à peine quelques jours avec des engins travaillant 24 heures sur 24. Seuls vestiges de la taïga d’autrefois, quelques tas de troncs bien alignés prêts à être emportés.

Dans cette région isolée où la forêt, riche en baies et champignons, fait partie intégrante du mode de vie local et constitue une ressource précieuse, la réaction de la population a été immédiate. Une pétition pour sauver les arbres a rassemblé 10 000 signatures de tout le district de Syktyvdinsky, qui vit sur un important gisement de sable.

Pour sauver leurs arbres et leur environnement, les habitants se sont mobilisés sans attendre. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Face à la grogne populaire, le gouverneur de la République des Komis, Vladimir Uiba, a rapidement annoncé l’arrêt de l’exploitation, qui prévoyait une coupe de 500 hectares. Il a également promis qu’il n’y aurait plus de carrières autorisées à moins de dix kilomètres des lieux habités.

« On veut garder notre forêt »

Alors quand les abattages ont repris courant juin 2022, la mobilisation est montée d’un cran. Certains habitants et militants écologistes ont décidé de se relayer nuit et jour pour surveiller le site. Ce mardi 9 août, ils sont une petite dizaine sur les lieux quand un représentant du ministère régional des Ressources naturelles se présente inopinément. « Que faites-vous ici ? L’extraction a été arrêtée. Le gouverneur a déclaré que tout était arrangé et l’entreprise d’exploitation SSSR a annoncé la construction d’un étang. Il faut les croire ! », harangue Evgueny Potolitsyne en montrant une pancarte présentant le projet d’une base de loisirs.

Les habitants sont en colère. Ils en ont assez des promesses. « On sait que c’est une arnaque. Et qu’est-ce qu’on ferait avec un étang, on n’en a pas besoin. On veut garder notre forêt », s’insurgent-ils en rappelant que le directeur de l’entreprise en question, Vyacheslav Katchmozov, a été condamné en 2015 pour fraude.

Ni transparence ni contrôle

« Il n’y a eu aucune victoire pour le moment, que des déclarations orales », souligne Elena Ivachova, 41 ans, juriste de Syktyvkar venue soutenir les habitants de Pytchime. Le problème est que la loi fédérale ne prévoit pas de restrictions pour l’implantation des carrières proches des agglomérations. Le projet n’est donc pas illégal.

« Les décisions d’accorder des parcelles d’exploitation sont prises par les autorités régionales sans aucune transparence et sans aucun contrôle », explique Victor Vichnevetsky, membre de l’organisation écologiste Comité de protection de la Vychegda et député à l’assemblée municipale de Syktyvkar. Les éco-activistes de la région évoquent les relations de copinage entre décideurs locaux et entrepreneurs. Dans le cas de la carrière de Pytchime, les habitants ont réclamé le document prouvant l’autorisation d’exploitation accordée par le ministère régional des Ressources naturelles, en vain.

De certaines parcelles, il ne reste que d’immenses tas de troncs abattus. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Sur place, l’extraction du sable avait déjà commencé dès l’automne. Bobs vissés sur la tête, Nicolay et son épouse Nadejda, la soixantaine tous les deux, observent dépités les grandes fosses qui ont été creusées et qui se sont déjà remplies d’eau.

« C’est comme un couteau dans le cœur de voir ça », dit la grand-mère les larmes aux yeux. « Comme il n’y a pas de contrôle, les exploitants creusent autant qu’ils peuvent, bien plus que ce que le projet prévoit, au risque d’atteindre l’eau », indique Victor Vichnevetsky. Résultat : ils assèchent les nappes phréatiques et rendent impossible tout reboisement.

« C’est comme un couteau dans le cœur de voir ça. » © Yulia Nevskaya / Reporterre

À Pytchime, madame Yakova n’a presque plus d’eau dans son forage individuel. « Ils disent que je dois faire un nouveau forage plus profond, à 40 mètres, mais combien d’argent ça va me coûter ? » s’inquiète cette grand-mère de cinq petits enfants. Elle n’est pas la seule à avoir des problèmes d’approvisionnement en eau. C’est le cas de nombreux villageois depuis le début des travaux.

Les habitants dénoncent aussi les ravages causés par les engins de la société d’exploitation forestière à la route asphaltée menant au village : un tronçon de 11 kilomètres désormais criblé de nids de poule à tel point que les autobus ne veulent plus l’emprunter. Un vrai souci pour les habitants les plus âgés qui se retrouvent sans solution de transport alors qu’il n’y a aucun commerce ni service médical dans le village.

En plus de la destruction de zones naturelles, l’exploitation du sable signifie pour les habitants un va-et-vient de camions qui ravagent leurs routes. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Si les sablières sont très lucratives pour leurs exploitants, elles ne rapportent absolument rien à la population locale, sinon des dommages. « Je comprends bien qu’on a besoin de sable, mais arrêtons d’exploiter les carrières juste à côté de la route ou des habitations », dit Anna Chernokova, chemise léopard et foulard vert couvrant ses cheveux. Les habitants de Pytchime ne veulent surtout pas vivre la même chose qu’à Yazel, un autre village du district situé à une quinzaine de kilomètres.

Autour de cette localité de campagne, on dénombre huit sablières dont plusieurs sont encore en activité. Selon une étude de long terme menée par l’Institut de biologie Komi, l’exploitation de ces carrières et les travaux de reboisement qui n’ont pas été menés correctement ont eu de graves conséquences environnementales : perte de surfaces de forêt, épuisement des réserves d’eau dans les lacs et les rivières, engorgement des chantiers abandonnés… Le tout modifiant totalement le paysage local.

De nombreux paysages sont durablement dévastés. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Yakov Kondakov, 66 ans, habitant de Yazel nous conduit à un ancien site de sablière qui a simplement été recouvert de déchets de scierie. Avec le temps, le sol s’est déformé offrant un paysage lunaire. « Toute ma vie, je me suis dit qu’à ma retraite j’irais chasser. Avec toutes ces coupes, le gibier est parti. J’ai fini par jeter l’éponge : je me suis débarrassé de tout mon matériel il y a trois ans », regrette-t-il.

« Les industriels se déclarent en banqueroute afin de ne pas payer la restauration »

Pour la juriste Elena Ivachova, seul le bénéfice compte. « Une fois qu’ils ont exploité un site, les industriels se déclarent en banqueroute afin de ne pas avoir à payer pour la restauration du territoire. C’est une pratique courante en Russie », déclare la militante écologiste qui prône un changement de loi. « Il faut prévoir un fonds de dépôt obligatoire pour les travaux de reboisement. »

Le sable, une exploitation lucrative, dont ne bénéficient guère les riverais qui en subissent tous les contrecoups. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Le triste exemple du district de Syktyvdinskiy n’est pas propre à la République des Komis mais illustre plus globalement la gestion des forêts en Russie et la politique inefficace de reboisement en vigueur.

L’expert forestier Evgeny Shvarts, co-auteur d’un article scientifique détaillé sur la réforme forestière de 2006, pointe également que les autorités chargées de la gestion des forêts ignorent l’importance des paysages forestiers intacts pour « la préservation de la biodiversité et la prévention du changement climatique mondial ».

Les documents stratégiques de la politique forestière approuvés en 2013-2018 prévoient pourtant la création d’un fonds spécial du patrimoine forestier national des forêts non soumises au développement économique, note l’expert.

Malgré les dommages déjà causés, les habitants savent que ces projets peuvent être arrêtés. © Yulia Nevskaya / Reporterre

Dans la République des Komis, la population locale est déterminée à sauver ses forêts. Ici tout le monde a en tête l’exemple de Shies, un territoire tout proche où Moscou voulait envoyer ses déchets pour les stocker au milieu de la taïga. Après plus de deux années de mobilisation populaire intense avec occupation du site, le projet a avorté.

Déjà engagé pour cette cause, Victor Vichnevetsky reste confiant : « Shies a montré qu’on peut agir pour faire respecter les droits écologiques des citoyens. »



Notre reportage en images :


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