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Faut-il sacrifier des espèces pour en sauver d’autres ?

Sauver l’ornithorynque vaut-il que l’on abandonne à leur sort certaines espèces de chauves-souris ? Cette interrogation illustre le débat qui anime les spécialistes de la conservation de la nature : faut-il établir une priorité des espèces à protéger et, si oui, selon quels critères ?

Aujourd’hui, le taux d’extinction des espèces est 100 à 1.000 fois plus élevé que le taux normal et nous serions en train de vivre la 6e extinction de masse. La dernière s’est produite il y a 66 millions d’années… à l’époque des dinosaures ! Selon, la liste rouge établie par l’Union internationale de conservation de la nature (UICN), il y a actuellement 24.307 espèces menacées répertoriées. Cela représente un quart des mammifères et un oiseau sur huit.

Confrontés à cette urgence de la conservation, les scientifiques s’interrogent sur la méthode à suivre. Le tri de conservation est l’une d’elles. Il se définit comme la décision explicite de ne pas traiter une population donnée tout en sachant que cette non-prise en charge se traduira très probablement par son extinction. Cette méthode s’inspire de la médecine de guerre, qui vise à concentrer les moyens médicaux sur les victimes qui peuvent encore être sauvées. La situation de la biodiversité serait donc comparable à celle des soldats dans leurs tranchées ? « Dans certains pays, les moyens dédiés à la conservation sont dérisoires par rapport aux besoins », dit Hugh Possingham, scientifique en chef de l’association The Nature Conservancy.

En France, les biologistes sont beaucoup plus frileux avec la notion de tri de conservation. « Officiellement, nous ne faisons pas de tri, car, déontologiquement, nous n’allons pas jusqu’à dire qu’il y a plus rien à faire pour une espèce et qu’il faut la laisser tomber. Après, il est vrai qu’il y a une priorisation qui, in fine, revient un peu au même », reconnaît Julien Touroult, chercheur chargé de la conservation au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Une hiérarchisation des priorités qui lui fait dire que « ces dernières années, le pragmatisme anglo-saxon semble l’avoir emporté ».

L’impossibilité d’établir des critères objectifs 

Le débat a connu son pic en 2011, lorsqu’une enquête a révélé que 60 % des biologistes approuvaient l’idée de trier les espèces. « Nous nous attendions à une réponse de la sorte de la part des financiers ou des gestionnaires, mais pas de la communauté scientifique. Cela nous a surpris », raconte Florian Kirchner, chargé du programme « espèces » de l’UICN France. Pour ce scientifique, indépendamment de la question éthique, le tri de conservation ne peut pas fonctionner, à cause de l’impossibilité d’établir des critères objectifs. En première intuition, on privilégierait les espèces faisant partie de la catégorie la plus menacée, celles en « danger critique ». Par exemple, l’escargot de Corse, dont il reste 5.000 représentants répartis sur 6 hectares au sud-est d’Ajaccio. La panthère de l’Amour, avec ses 50 individus à l’état sauvage, dispersés entre la Russie et la Chine, serait aussi une candidate de choix.

Un cœlacanthe « Latimeria chalumnae », l’une des deux espèces de cœlacanthes encore existantes. Elles n’ont que très peu évolué depuis 350 millions d’années.

« Le problème de cette catégorie est qu’elle regroupe encore 5.241 espèces », pointe Florian Kirchner. Certains scientifiques ont alors songé à prendre en compte l’originalité taxonomique, c’est-à-dire le degré de distinction. Sous-entendu, perdre une espèce de chauve-souris, parmi des centaines existantes, serait moins grave que de perdre l’une des deux espèces de cœlacanthes, poisson préhistorique vieux de 400 millions d’années. On peut aussi prendre en compte l’utilité pour l’homme ou encore donner la priorité aux animaux qui ont un « effet parapluie », c’est-à-dire qui ont besoin de beaucoup d’espace, car les protéger permet de sauvegarder de nombreuses espèces vivant au même endroit. C’est le cas de l’ours brun ou du panda. « Nous n’arriverons jamais à nous mettre d’accord, tout simplement parce qu’il n’y a pas de bon critère », dit Florian Kirchner.

Un argument que réfute Hugh Possingham, qui a travaillé des années sur un protocole appelé PPP pour « Project Prioritisation Protocol ». « Les critères peuvent diverger selon les zones et les décideurs, mais le degré de menace pesant sur l’espèce, la probabilité que le projet destiné à les protéger fonctionne et le coût de ce projet sont trois composants essentiels qui doivent être au fondement de tout triage », défend-il. La Nouvelle-Zélande utilise le PPP dans son programme de conservation de la biodiversité. Elle a ajouté l’originalité comme quatrième critère. « Avant, le pays essayait de protéger 130 variétés d’animaux. Aujourd’hui, avec la même somme, elle en prend en charge environ 350, soit 2,7 fois plus. C’est bien la preuve que le PPP fonctionne », poursuit le chercheur australien.

Il ne sera surement pas possible de sauver tout le monde de l’extinction 

Mais, « ne penser la protection des espèces que d’un point de vue financier, c’est voir le problème de manière étriquée, répond Florian Kirchner. Les actions de conservation coûteraient moins cher si nous arrêtions d’abord de détruire la nature. Aujourd’hui, par exemple, d’un côté on subventionne une agriculture productiviste néfaste à la biodiversité et, de l’autre, on paye pour la protéger. » En France, le coût et la faisabilité d’un projet de conservation viennent à la fin du processus de décision alors que ces facteurs sont centraux dans l’analyse anglo-saxonne, où il s’agit de protéger le plus d’espèces par dollar dépensé.

L’ornithorynque, l’une des cinq espèces de mammifères (dont quatre échidnés) à pondre des œufs.

À partir de là, le panda, qui ingurgite 25 kilos de bambou par jour, qui coûte très cher et qui ne peut se reproduire que quelques jours par an, est-il vraiment prioritaire ? Hugh Possingham balaie la question d’un revers de main : « La Chine n’abandonnera jamais le panda, ça n’a donc aucun sens d’en discuter en matière de priorisation. En Nouvelle-Zélande, sur les 700 espèces menacées, il y en a 690 méconnues du grand public. C’est d’elles dont il est question quand on parle tri de conservation. »

Mais, pour Julien Touroult, du MNHN, en raisonnant espèce par espèce, il y aura toujours des laissés-pour-compte. Il plaide donc pour un raisonnement par groupe, citant un plan national d’actions prenant en compte les 34 variétés de chauve-souris présentes en France métropolitaine. « Avec une approche par espèce, nous serions restés aux trois plus menacées alors que c’est peut-être celles qui ne le sont pas encore qui survivront à la 6e grande extinction », explique-t-il.

Aujourd’hui, les biologistes avouent qu’il ne sera surement pas possible de sauver tout le monde de l’extinction. Le débat se porte donc principalement sur le degré d’acceptation de ce constat : alors qu’en France, nous avons plutôt tendance à distinguer la priorisation du triage, et « à faire le pari qu’on peut encore préserver une grande partie des espèces plutôt qu’acter le fait qu’on ne pourra pas les sauver toutes », selon Florian Kirchner, chez les Anglo-Saxons, on ne s’embarrasse pas des mêmes distinctions. « Quiconque doit allouer des moyens limités établit des priorités, fait des choix et donc trie », résume Hugh Possingham. Pour lui, ce n’est pas du défaitisme, mais la rationalisation d’un processus qui n’est pas nouveau : « On a toujours trié, sauf qu’avant, on ne le disait pas. »

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