« Pour les personnes migrantes, jardiner est une pratique qui redonne du souffle »

Flaminia Paddeu est géographe et maîtresse de conférences. Ici, le 3 juillet 2023. - © Mathieu Génon / Reporterre
Flaminia Paddeu est géographe et maîtresse de conférences. Ici, le 3 juillet 2023. - © Mathieu Génon / Reporterre
Durée de lecture : 11 minutes
Alternatives Écologie et quartiers populaires Agriculture urbaineDans les villes, de nombreuses personnes immigrées font vivre les jardins et potagers. Ces lieux sont précieux, tant ils articulent des fonctions écologique, alimentaire et sociale, explique la chercheuse Flaminia Paddeu.
Vous lisez le deuxième article de la série « Les jardins urbains, un “chez-soi” pour les personnes immigrées ». Abonnez-vous à notre infolettre pour ne pas manquer la suite.
Flaminia Paddeu est géographe, maîtresse de conférences à l’université Sorbonne Paris Nord et chercheuse au laboratoire Pléiade. Elle est l’autrice de Sous les pavés, la terre — Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles (éd. du Seuil, 2021). Ce livre est l’aboutissement de dix années passées à arpenter les jardins ouvriers (des parcelles de terrain individuelles) et partagés. Son enquête s’est principalement portée sur des quartiers qui concentrent des phénomènes d’exclusion et de pauvreté.
Reporterre — De nombreuses personnes immigrées font vivre les jardins et potagers que vous avez étudiés. Comment liez-vous l’histoire de ces espaces et celle des personnes exilées ?
En France, l’histoire des jardins populaires en ville est d’abord liée à l’exode rural et à l’ouvriérisation de la société au XIXe siècle. Les élites industrielles et la démocratie chrétienne ont œuvré pour donner des lopins de terre aux ouvriers récemment arrivés en ville, afin de leur procurer un loisir sain et les tenir éloignés du bistrot. Mais dans la seconde moitié du XXe siècle, la France a profité de sa domination coloniale pour encourager l’afflux de travailleurs maghrébins et ouest-africains, qui se sont majoritairement installés en banlieue.
D’autres migrants sont arrivés dans ces quartiers, comme les Portugais qui ont fui la dictature dans les années 1960 ou les personnes exilées de la péninsule indochinoise dans les années 1970. La population des jardins ouvriers et familiaux s’est alors fortement diversifiée, et reflète la variété des trajectoires migratoires, plus ou moins précaires ou stabilisées, anciennes ou récentes. On recense aujourd’hui plusieurs dizaines de nationalités d’origine dans les potagers de la Seine-Saint-Denis : italienne, polonaise, algérienne, chinoise, afghane…
Que représentent ces espaces pour les personnes migrantes ?
Dans leur pays de départ, la plupart des personnes migrantes vivaient dans des zones rurales, où elles cultivaient des potagers de subsistance. À leur arrivée en France, tout les a poussés vers les métropoles : les emplois, les services, leurs réseaux familiaux... Mais ce sont aussi dans les zones urbaines que l’accès à la terre est le plus restreint. Ces populations deviennent donc systématiquement des « sans terre » : là où elles habitent, elles sont privées d’espaces extérieurs, n’ont pas de jardin et pas forcément de balcon.
Leurs logements peuvent être extrêmement exigus. C’étaient d’ailleurs les premières à souffrir des mesures de confinement liées au Covid-19, et ce sont les premières à suffoquer lors des vagues de chaleur. Pour ces populations, souvent marginalisées, ces espaces participent à créer un chez-soi. Ils articulent des fonctions alimentaires, environnementales ou encore sociales.

Comment les jardins ouvriers et partagés changent-ils la donne ?
Ils permettent d’alléger les plaies urbaines : le manque d’espace vert, l’air pollué, les sols artificialisés, les paysages moroses. Les jardiniers parlent volontiers de ce que c’est de laisser le bruit des voitures derrière soi, d’entendre les oiseaux qui chantent, de se retrouver au milieu de petits arbres fruitiers, de contempler le vol des papillons ou de recevoir la visite des hérissons. Ils sont fiers de s’y rendre avec régularité, d’évoquer les récoltes obtenues et celles qui sont espérées.
Et tout cela n’a rien d’anecdotique : immergées dans un jardin, les personnes prennent soin de leur santé mentale, qui peut être mise à rude épreuve par la migration et des tracas quotidiens souvent plus prononcés. Il est, par exemple, plus compliqué pour elles d’obtenir un emploi qui correspond à leurs envies et à leur niveau d’études, de sorte qu’elles peuvent se sentir, à juste titre, dévalorisées. Jardiner est, au contraire, une expérience valorisante, qui permet de faire valoir des savoirs acquis dans son pays d’origine. Ce sont des pratiques qui donnent du souffle. Elles ne sont pas uniquement récréatives.

Les fruits et légumes produits dans ces jardins partagés et ouvriers peuvent-ils régler des problèmes de subsistance alimentaire ?
En tout cas, ils peuvent y contribuer. Aux États-Unis, les chercheurs n’hésitent pas à parler d’« apartheid » ou de « déserts alimentaires » pour qualifier les espaces défavorisés où la population ne peut pas se procurer des aliments sains à des prix abordables. En France, cette situation est moins documentée, mais dans les quartiers populaires, où se retrouvent de nombreuses personnes immigrées, les populations subissent de manière disproportionnée les problèmes du système alimentaire dominant : les fruits et légumes sont chers, bourrés d’intrants et de pesticides.
Alors certes, les jardins ne peuvent pas nourrir une ville entière, mais ils présentent des bénéfices tout à fait importants à l’échelle des quartiers, de collectifs et d’individus. Pour de nombreux foyers qui peinent à boucler les fins de mois, cette forme d’agriculture urbaine est même la condition de la subsistance. Elle permet de produire soi-même une alimentation saine, avec des fruits et légumes frais et goûtus. Il y a aussi la fierté de bien nourrir ses enfants et ses proches, peut-être plus que soi-même, et ce une bonne partie de l’année : la saison du potager s’étend du printemps à l’automne, sans compter les possibilités de faire des conserves, de les congeler, ou de faire des confitures et de les échanger au sein des familles et des réseaux amicaux.

Dans votre livre, vous écrivez qu’outre les jardins partagés et ouvriers, le jardinage se fait parfois dans des espaces plus informels...
Il existe en effet des ancrages de fortune, des agricultures plus discrètes installées par des migrants précaires. Je m’en suis rendu compte en enquêtant aux confins des friches de la deuxième couronne parisienne, entre la Seine-Saint-Denis et le Val-d’Oise. Le tissu urbain y est plus desserré qu’à Paris, la pression foncière est moins forte. Là, des microparcelles sont cultivées par des familles roms ou des migrants d’Afrique subsaharienne.
« Il existe des agricultures plus discrètes installées par des migrants précaires »
Je me souviens du terrain d’un Malien à proximité de jardins ouvriers où il avait installé une cabane en pisé et des sortes de treilles avec des rameaux pour faire de l’ombre à ses cultures. Ou d’une famille rom qui cultivait une friche avec beaucoup de soin : des petits panneaux étaient installés pour indiquer le nom de chaque fruit et légume, un système de récupération d’eau avait été monté, et un habitat de fortune avait été aménagé pour leur permettre de vivre sur la parcelle. Dans les deux cas, la fonction de subsistance du jardin était très forte, mais ces formes d’agriculture sont temporaires. Les personnes n’étaient plus là quand j’y suis retournée quelques mois plus tard.
Les jardins prennent-ils des aspects différents en fonction des origines des personnes qui s’y impliquent ?
Ça se voit très bien dans les parcelles individuelles des jardins ouvriers. Elles dessinent une mosaïque de paysages agricoles : en regardant la parcelle d’un jardinier et les légumes qu’il cultive, on peut souvent savoir de quel continent il vient. Chez les personnes venues d’Afrique du Nord, on trouvera par exemple plus fréquemment de la menthe ou des figues, du chardon pour les Kabyles, ou de la ciboule pour des personnes originaires d’Asie.

Mais ces espaces ne sont pas figés. Les jardins ne sont pas façonnés uniquement par des savoir-faire traditionnels hérités, ils le sont aussi par de nouveaux savoirs, acquis au contact d’autres jardiniers. On troque des semences et des remèdes contre le mildiou, autant que des recettes de cuisine. C’est comme ça que se diffusent notamment des pratiques de permaculture et d’agroécologie, avec de nouvelles normes, comme le fait de pailler le sol pour le protéger ou faire son compost. Ces hybridations peuvent d’ailleurs être source de conflits : pour certains jardiniers, un beau jardin doit être « propre », sans mauvaises herbes, alors que pour d’autres, les plantes sauvages ont toute leur place, car elles sont mellifères et favorisent la pollinisation.
La sociologie des quartiers populaires évolue. Qu’est-ce que ça peut changer dans les jardins ?
Il y a aussi des frictions dans ces jardins. Ce ne sont pas uniquement des espaces où la finalité est d’offrir un droit à la nature pour tous. Les intentions se heurtent parfois à des processus d’exclusion sociaux et raciaux discrets, mais puissants, entre jardinières et jardiniers eux-mêmes.
Les personnes migrantes peuvent se trouver exclues à bas bruit par des populations de classe moyenne. Ces dernières ont en théorie envie qu’il y ait une forme de mixité sociale et raciale dans le lieu : elles investissent ces espaces avec une volonté de les « améliorer » et se sentent vite légitimes à se prononcer sur ce qu’est un bon ou un mauvais usage de l’espace public. Il y a plein de signes, de pratiques, de valeurs qui font qu’on ne se sent pas à sa place. Les jardins peuvent alors devenir des lieux de l’entre-soi, dans une sorte de privatisation de l’espace public par des personnes aux caractéristiques communes. Il faut vraiment être attentif à ces comportements pour que ces jardins restent des lieux de polyculture sociale et raciale.
Voyez-vous d’autres menaces qui pèsent sur ces lieux ?
La principale, c’est qu’ils sont extrêmement convoités face à la pénurie de terres et aux grands projets urbains. Ils sont vus par les aménageurs comme des réserves foncières à bâtir, au mieux considérés comme un usage du foncier temporaire, moins essentiel que d’autres usages, comme des logements et des équipements.
« Jardins sur les toits, écoquartiers... Ces solutions vertes visent surtout à légitimer l’urbanisation néolibérale »
Tout cela fait que pour ces jardins, le risque d’expulsion est fort. On l’a vu récemment aux jardins ouvriers d’Aubervilliers, situés au carrefour de communes qui manquent d’espaces verts et ont été en partie détruits — avec une intervention violente des forces de l’ordre — pour accueillir une piscine d’entraînement pour les Jeux olympiques 2024 et un solarium. Au même endroit, d’autres jardins sont menacés par le chantier de la future gare de la ligne 15 du Grand Paris Express.
Ce sont donc deux visions de l’espace urbain qui s’opposent...
Effectivement, mais le capitalisme vert arrive à créer l’illusion : aujourd’hui, la plupart des nouveaux projets d’aménagement comportent une dimension potagère. Des jardins sur les toits, des écoquartiers... Ces solutions vertes visent surtout à légitimer l’urbanisation néolibérale, tout en artificialisant des sols et en détruisant les jardins qui existent déjà. Cette récupération de la dimension écolo rend la lutte d’autant plus difficile pour les défenseurs des jardins. Mais elle participe bien à détruire les conditions d’une ville habitable pour toutes et tous.
Comment résister ?
Dans les quartiers populaires, s’installer dans des espaces et les cultiver est un acte de reprise des terres, qui véhicule un sens politique puissant, sans forcément que les gens le revendiquent. C’est une tactique ordinaire et populaire pour se réapproprier un territoire et porter les promesses d’une alimentation meilleure, d’une nouvelle relation à la production et à la nature, et d’une forme d’émancipation.
Mais ça ne suffit pas. Ce qui s’est passé ces dernières années à Aubervilliers, Besançon ou Dijon, est révélateur : face aux bulldozers, il n’y aura pas de place attribuée aux jardins sans lutte, sans occupation, sans actions de désobéissance civile. Certains de ces espaces s’inscrivent pleinement dans la constellation des Soulèvements de la Terre, et sont confrontés à la même force répressive. Je pense également que l’enjeu juridique est essentiel pour les pérenniser, notamment avec des baux emphytéotiques qui peuvent durer 99 ans. Aux Lentillères, à Dijon, les occupants de cette zad ont aussi — avec beaucoup d’inventivité — créé des mares pour attirer des batraciens et des amphibiens protégés. Ce sont des tactiques très prometteuses.