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EnquêteNature

Forêts tropicales : l’échec complet de la politique européenne pour enrayer le trafic

Depuis dix ans, l’Europe dépense des centaines de millions d’euros dans un plan censé mettre fin à l’exploitation illégale des forêts tropicales. Avec un résultat nul : les coupes illégales continuent plus que jamais. Mais l’argent européen irrigue… cabinets d’étude et ONG.


Personne ne dira le contraire : les forêts tropicales sont victimes d’une exploitation illégale de grande ampleur. Et le bois illégal continue à arriver impunément en Europe, comme l’a encore montré Greenpeace ces jours-ci en pointant un cargo chargé de bois tropical à La Rochelle. Dans certains pays, l’illégal relève même de la routine : en République démocratique du Congo (RDC), 87 % de l’exploitation forestière est illicite, a affirmé en avril le groupe de réflexion britannique Chatham House. Au Congo voisin, les entreprises exploitant dans la partie sud du pays les deux tiers des concessions forestières du pays, sont régulièrement épinglées par L’Observateur indépendant, un organe de surveillance.

Dépassement des quotas de coupe, fausses déclarations, coupes au-delà des limites ou d’essences interdites, non paiement des taxes dues à l’Etat, violation du code des marchés publics, des droits des travailleurs ou des communautés riveraines : la liste des infractions commises par les entreprises forestières est longue. A cause d’elles, l’Afrique perd environ 17 milliards de dollars par an, selon le rapport 2014 du think tank Africa Progress Panel.

L’Europe impliquée dans ce trafic

L’Europe est directement impliquée dans ce vaste trafic. Non seulement ses entreprises forestières opèrent dans les pays producteurs, mais elle achète aussi une partie du bois illégal : bien qu’elle consomme moins de bois tropical qu’auparavant (en 2013, elle a acheté 10 % du volume écoulé sur le marché international, contre 25 % quelques années auparavant), elle est le principal importateur de celui provenant du Brésil et d’Afrique centrale. Elle achète aussi de plus en plus de produits semi-finis fabriqués en Chine avec du bois souvent d’origine douteuse.

En 2003, l’Union européenne (UE) s’est décidée à prendre des mesures. Il faut dire que des sociétés européennes évoluant entre autres en Afrique voyaient leur chiffre d’affaires menacé par la méfiance croissante des consommateurs : plusieurs se sont engagées, pour répondre à la demande de leurs clients, dans des processus de certification coûteux les contraignant à se conformer à certaines lois et à pratiquer des prix plus élevés que ceux des entreprises non labellisées – et de plus en plus souvent asiatiques.

« L’exploitation illégale des forêts (…) constitue une concurrence déloyale pour le bois exploité de façon légale », peut-on ainsi lire sur le site internet du ministère français de l’Agriculture.

Un plan censé réguler l’exploitation forestière

L’Union européenne (UE) a donc adopté le plan Forest Law Enforcement, Governance and Trade (Flegt), qui vise officiellement à contrôler l’exploitation des forêts et à mettre fin au commerce de bois illégal entre elle et les Etats producteurs.

Dans ce cadre, elle a conçu un système d’accords, dits Accords de partenariat volontaires (APV), conclus avec les pays concernés : chaque partie signataire s’engage à ne commercer que du bois dont la légalité est établie.

Pour l’instant, une quinzaine de pays ont signé un APV (Cameroun, République centrafricaine, Ghana, Liberia, République du Congo, Indonésie) ou sont en train d’en négocier (Côte d’Ivoire, Gabon, RDC, Laos, Malaisie, Thaïlande, Vietnam, Guyana, Honduras).

Une fois le texte signé, il y a de nombreuses procédures complexes à mettre en place : il faut élaborer des systèmes de contrôle et de traçabilité, capables de délivrer des « autorisations Flegt » d’exportation, le sésame qui devrait donner un avantage commercial sur le marché européen au pays importateur, promet l’UE.

Il faut aussi adapter les lois, créer des institutions, etc. C’est là qu’intervient l’UE : elle apporte une aide financière et technique. Elle finance ainsi des experts-coopérants, des formations pour renforcer les « capacités » de l’administration et de la société civile, des « mises à niveau » du secteur privé, les révisions des codes forestiers, la mise en place de systèmes nationaux de Vérification de la légalité (SVL), etc.

Un gouffre financier pour des résultats nuls

En 2012, il y avait au Cameroun une trentaine de « projets Flegt » en cours, financés par l’UE et ses Etats membres pour plus de trente millions d’euros. Et ce n’est pas fini : de nouvelles subventions sont prévues. Jusqu’ici, la somme déboursée par l’UE pour le Flegt est colossale : selon un expert, elle atteindrait, voire dépasserait, le milliard d’euros.

Problème, il n’y a aucun résultat à la clé : aucune autorisation Flegt n’a encore été délivrée et n’est en phase de l’être. Dans plusieurs pays, le processus fait du sur-place. « Au Congo, on a beaucoup misé sur le Flegt, mais depuis que l’APV a été signé, il y a une volonté manifeste que les choses traînent. C’est comme si les décideurs avaient pris le temps de lire et relire l’accord pour s’apercevoir que leurs intérêts étaient menacés », constate sous anonymat un bon connaisseur du secteur.

Une corruption trop enracinée

Dans la plupart des Etats producteurs, les entreprises forestières ont en effet noué des liens d’affaires étroits avec des élites politiques, administratives ou militaires, ce qui leur permet de bénéficier de faveurs. Elles ont aussi l’habitude de contourner les lois en versant des pots-de-vin aux fonctionnaires.

Les bénéficiaires de ce système n’ont évidemment aucun intérêt à le voir modifié. « Dans le domaine forestier, quand on ferme la porte à la corruption, elle revient par la fenêtre », a rappelé l’ONG britannique Global Witness en 2013.

Le plan d’action Flegt requiert « de la part des pays engagés dans le processus APV une persévérance et une volonté politique à toute épreuve pour que l’objectif fixé dans ces Accords de partenariat volontaire puisse être atteint », a rappelé, dans un rapport paru en avril, la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), qui soutient le processus.

Etant donnée la réalité du terrain, autant dire que le Flegt n’a aucun avenir. Il a certes permis à la société civile de s’exprimer lors de l’élaboration des politiques forestières, « mais ce n’était pas son ambition initiale », dit à Reporterre Alain Karsenty, économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad).

« L’intention de départ était louable : il s’agissait d’aller plus loin que les certificats de durabilité, tels que le FSC, qui sont des initiatives privées et qui ne concernent qu’une partie du bois, vendu sur des marchés "sensibles" écologiquement, explique le chercheur. Mais les technocrates de l’UE ont une connaissance assez superficielle des problèmes et du fonctionnement des Etats dans les pays en développement. Ils ont sous-estimé la complexité du problème, et notamment du rapport de la légalité avec l’économie informelle.

Ils ont, encore une fois, cru pouvoir appliquer la théorie des incitations à des Etats "fragiles" en pensant que la promesse d’avantages commerciaux allait engendrer une volonté politique qui fait défaut. L’expérience Flegt montre, une fois de plus, que cette croyance est fausse. »

Un manque de volonté politique des Etats européens

Il y a aussi visiblement un manque de volonté politique de la part des Etats européens eux-mêmes. Dans le cadre du Flegt, l’UE a adopté un « règlement bois » (RBUE), en vigueur depuis mars 2013. Il oblige, sous peine de poursuites, les « opérateurs qui mettent du bois et des produits dérivés sur le marché » à adopter une démarche de « diligence raisonnée » pour tout achat de bois : ils doivent pouvoir démontrer que ce dernier est légal.

Or, non seulement le texte est faible sur plusieurs aspects, mais aujourd’hui, seuls le Royaume-Uni, l’Allemagne et le Danemark l’appliquent. Huit Etats n’ont rien entrepris pour s’y conformer. La France est régulièrement montrée du doigt par Greenpeace : bien qu’elle ait élaboré une loi (article 33 du projet de loi sur l’avenir de l’agriculture), elle tarde à la mettre en application.

Les ports français restent par conséquent de bonnes portes d’entrée pour le bois illégal : en mai et en juin, Greenpeace a identifié à La Rochelle des stocks de bois illégal provenant du Brésil et de RDC.

Un plan qui sent le sapin

Tout indique que « le Flegt va se terminer discrètement », estime Karsenty : « Certains APV seront certainement renégociés à la baisse. Des Etats comme le Cameroun et le Congo disent déjà que, puisqu’ils n’arrivent pas à avoir une administration capable de délivrer des autorisations Flegt, ils se contenteront d’utiliser les certificats de durabilité établis par les sociétés privées. On s’achemine donc vers une privatisation du processus, alors que l’ambition était de reconstruire l’administration et de lui redonner sa fonction de contrôle. »

Les entreprises qui ont déjà obtenu un de ces labels privés - contestés par des ONG de défense de l’environnement - ont de quoi se réjouir.

« Comme tout le monde a la bouche pleine, plus personne ne parle »

Curieusement, bien que l’échec présent et à venir du Flegt apparaisse évident, rares sont les voix qui s’élèvent pour le dire. Même les ONG se taisent. La raison ? Certaines, dont une partie est favorable à l’industrie forestière, ont participé à la rédaction du texte du Flegt ; beaucoup, qu’elles soient occidentales ou africaines, petites ou grandes, ont reçu des financements du Flegt.

« Comme tout le monde a la bouche pleine, plus personne ne parle, ironise un activiste congolais. Les ONG occidentales ont fait de l’APV leur dada. Au début, leur discours était virulent. Mais, aujourd’hui, on constate qu’elles sont devenues prudentes : "On n’est pas pressé, à chaque pays son rythme", disent-elles. »

Un leurre pour que rien ne change

Finalement, le Flegt et plus largement la lutte contre l’exploitation illégale s’apparentent à un leurre : pendant que le plan de l’UE occupe et nourrit de nombreux acteurs dans les pays producteurs et en Europe (des cabinets français de conseil - Terea et FRM - ont gagné des marchés importants, tout comme le Bureau Veritas, choisi pour concevoir un logiciel de traçabilité aujourd’hui très critiqué), les pratiques des exploitants ne changent pas.

« Le bois continue de sortir de nos pays à une vitesse quasi-inchangée, comme s’il fallait vider la forêt avant que quelqu’un - qui, au fait ? - ne prenne enfin conscience du désastre », déplore un activiste camerounais. Une étude récente a montré que la planète perdait l’équivalent en forêts de cinquante terrains de foot chaque minute : une catastrophe pour le climat, déréglé par cette déforestation massive.

Seule solution : renoncer à l’exploitation industrielle des forêts tropicales

Le directeur de Global Witness, Patrick Alley, pour qui exploitation industrielle légale et illégale sont « les deux faces d’une même pièce », a donné, début mai, une solution : il faut renoncer à l’exploitation industrielle des forêts tropicales.

Non seulement elle n’est pas durable, mais elle apporte peu ou aucun développement, dit-il : « Nous avons besoin d’un nouveau paradigme qui percevrait les forêts non comme une source de bois liquidable pour avoir de l’argent facile, mais comme une ressource épuisable qui a besoin d’être protégée ».

Il y a urgence : les forêts et leurs habitants sont aussi de plus en plus menacés par l’agro-industrie, qui se traduit par une déforestation complète sur des centaines de milliers d’hectares.

Un seul exemple : Atama Plantations, filiale d’un groupe malaisien, a obtenu, en 2010, 470 000 hectares de forêts dans le nord du Congo pour y planter des palmiers à huile : début 2014, elle avait déjà défriché plusieurs milliers.

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