Glacier en danger : une nuit à la zad la plus haute d’Europe

Des membres des Soulèvements de la Terre ont installé une zad sur le glacier de la Girose, dans le massif des Écrins, dans les Alpes, afin de s'opposer à la construction d'un téléphérique. - © Vincent Verzat / Reporterre
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C’est la plus haute zone à défendre d’Europe. À 3 400 mètres d’altitude, des zadistes, membres des Soulèvements de la Terre, ont installé un campement pour lutter contre la construction d’un téléphérique.
La Grave (Hautes-Alpes), reportage
« On pourrait ouvrir la première cantine autogérée sur glacier, à 3 400 mètres d’altitude ! » Les alpinistes rigolent en donnant les derniers coups de pelle. Creusée dans la glace sur quelques mètres et protégée par une large toile de tente, une tranchée, aménagée de quelques ouvertures en guise de placards, fait office de cuisine plutôt cossue pour ce camp militant fraîchement inauguré. La veille, samedi 7 octobre, une quinzaine de membres des Soulèvements de la Terre a entrepris l’ascension du glacier de la Girose, dans le massif des Écrins, dans les Alpes.
Au milieu du glacier surnage un îlot rocheux, un rognon, où se prépare un chantier d’implantation de pylône, pièce maîtresse du projet de construction d’un nouveau téléphérique. Pour « donner un coup d’arrêt à l’exploitation et à l’artificialisation des montagnes », les activistes ont planté leurs tentes et banderoles en bordure du rognon, créant par la même occasion la plus haute zad d’Europe. Ils ont annoncé leur intention d’occuper le chantier jusqu’à son abandon, ou du moins jusqu’à la pause hivernale des travaux, prévue officiellement pour le 14 octobre.

Alors, sur le campement de la Girose, on s’organise pour tenir. Les réchauds carburent en continu pour transformer la neige en eau potable. Quelques alpinistes montent à la journée, apportent du ravitaillement et des encouragements. Une bergeronnette grise passe fugacement, apparemment perdue dans ce milieu trop froid pour elle. À l’approche du crépuscule, une volée de niverolles alpines anime le glacier : considérées comme une « espèce relique » de l’époque glaciaire, elles font écho à la valeur antédiluvienne de ce qui se joue ici.
Des risques de détérioration du fragile milieu glaciaire
Le projet est piloté par la Sata Group, également gestionnaire des stations de l’Alpe d’Huez et des Deux-Alpes toutes proches. Il vise à ajouter un troisième tronçon au téléphérique qui part du village de La Grave, en contrebas, et amène les touristes jusqu’au pied du glacier, à 3 200 mètres. Le nouveau tronçon pourrait faire monter les visiteurs jusqu’à 3 600 mètres.
La Sata assure que le projet est écologique : il vise à remplacer un vieux téléski fonctionnant au fioul. « Avec son remplacement, nous visons une réduction des émissions de gaz à effet de serre de 75 %, ainsi que la réduction de la surface damée sur le glacier de plus de 60 % », promet l’entreprise.

L’argument est loin de convaincre les opposants au projet, dont le collectif de citoyens La Grave autrement (LGA). Avec les associations Mountain Wilderness, la Société alpine de protection de la nature — France Nature Environnement 05, la LPO Paca et Biodiversité sous nos pieds, ils dénoncent notamment les risques de détérioration du fragile milieu glaciaire et les menaces que le chantier et le futur téléphérique feront peser sur la biodiversité locale.
Une petite plante en particulier cristallise les tensions : l’androsace du Dauphiné, dont la présence est avérée sur le glacier de la Girose. Cette espèce a été découverte en 2021, et elle est protégée à l’échelle nationale. Les associations ont demandé par deux fois à la justice de suspendre le projet au nom de sa protection, mais le tribunal administratif de Marseille a rejeté en juin la requête en référé-suspension puis en octobre le référé-liberté.
Dans son ordonnance du 5 octobre, la juge des référés estime que la suspension n’a pas lieu d’être puisque les travaux de terrassement pour l’implantation du pylône ne doivent commencer qu’au printemps 2024, et que les aménagements préalables visant à protéger l’espèce ont été réalisés.
« Les derniers refuges pour les écosystèmes de haute montagne »
Sur place, les « mesures de protection » font sourire amèrement les militants. En plein milieu du rognon, un large filet métallique est censé protéger l’androsace des chutes de pierres. Le filet est lui-même soutenu par de multiples poteaux et câbles métalliques vissés et cimentés dans la roche. « Une belle allégorie de la séparation nature / culture », ironise le chercheur et auteur Alessandro Pignocchi, qui participe à l’occupation.
Une longue coulée de béton étouffe une petite plante qui pousse en coussin dans les interstices des rochers : vérification faite, ce n’est pas une androsace mais une saxifrage. Car la première n’est pas la seule fleur en danger. « Les milieux rocheux se situant à plus de 3 000 m d’altitude constituent les derniers refuges pour ces écosystèmes de haute montagne tout entier, étant donné le contexte actuel de réchauffement climatique […]. L’installation d’un pylône sur le rognon rocheux du Glacier de la Girose, avec tous les besoins de terrassement ou de purges massives que cela occasionnerait, serait à n’en pas douter catastrophique pour l’état de conservation d’un biotope aussi fragile », soulignait en juillet un complément d’expertise écologique du projet.

Le spectre de la bétonisation de la vallée
Dans la vallée, les tensions entre partisans et opposants au troisième tronçon sont explosives. « On m’a crevé mes pneus la semaine dernière », déplore une opposante, membre de La Grave autrement. Lors d’une réunion avec des guides locaux, un représentant de la Sata aurait affirmé oralement que les travaux d’implantation du pylône allaient commencer dès cet automne, contrairement au calendrier prévu. Aucune trace écrite n’a confirmé la rumeur mais l’implantation mi-septembre d’un conteneur et d’algécos (des préfabriqués destinés à accueillir les ouvriers) sur le rognon ont convaincu Les Soulèvements de la terre d’organiser en urgence l’occupation du site. Les algécos ont ensuite mystérieusement disparu, la veille de l’arrivée des militants.

La défiance est telle qu’expertises et contre-expertises se multiplient. La Grave autrement dénonce la forte partialité de l’enquête publique et a lancé une contre-étude, contestant les supposés bénéfices économiques que doit générer ce prolongement du téléphérique. En accaparant les revenus des visiteurs, la Sata pourrait en effet aspirer la manne touristique locale et causer des retombées économiques négatives pour le territoire, analyse Niels Martin, géographe du tourisme et membre de LGA.
Autre enjeu qui dépasse la seule préservation du glacier : le risque de voir le téléphérique de La Grave être relié in fine aux domaines skiables voisins. Les porteurs du projet s’en défendent, mais la gare d’arrivée du nouveau tronçon se situera à 300 mètres à peine de l’arrivée des Deux-Alpes, rendant à terme plausible la réalisation du projet dormant de « super station ». De quoi transformer La Grave, temple du ski hors piste et de l’alpinisme en usine à skieurs avides de nouvelles pistes, craignent les opposants.

« C’est une fuite en avant. On construit toujours plus haut, plus gros, pour compenser la fonte des glaciers provoquée par le changement climatique. Mais ces projets ne sont rentables que s’ils s’accompagnent d’aménagements touristiques. Ce téléphérique, c’est aussi la certitude de la bétonisation de la vallée, comme on l’a vu partout ailleurs », dénonce Sarah depuis la zad alpine.
Les glaciers comme étendard
« Les glaciers sont un milieu étendard de notre lutte. Ils sont là depuis des millénaires et sont les premiers à souffrir du réchauffement, leur fonte est palpable », dit un trentenaire qui se fait appeler Caillasse. « Respecter et protéger les milieux, ça ne veut pas dire tout démanteler du jour au lendemain. Mais on peut se contenter de l’existant. On a assez construit, ça suffit. »
Beaucoup, parmi les occupants du glacier, ont une expérience personnelle et intime avec le lieu. Tous portent une appétence à changer de regard sur le monde, à conférer de nouveau une intériorité et une valeur intrinsèque, inquantifiable, aux éléments réduits à l’état de ressource exploitable par la société marchande. « Je suis monté pour dire que la montagne n’est pas qu’un objet lucratif à consommer. Ces glaciers magistraux doivent inspirer le respect et l’humilité », dit Léo, venu de Bretagne mais qui a grandi à l’ombre de ces sommets.

« Il est temps d’élargir le spectre de notre attention, non seulement à l’ensemble du vivant mais aussi à tout ce qui fait monde avec nous. L’eau, les rochers, les glaciers, ne sont pas vivants au sens biologique mais sont un milieu animé, auquel nous sommes liés. On les défend car on a besoin de ce bouleversement ontologique », complète Sarah.
L’emblématique pic de la Meije, qui domine le glacier de la Girose du haut de ses 3 983 mètres, rougeoie quelques instants à l’est, au moment d’accompagner les militants dans le froid glacial d’une seconde nuit d’occupation. « Tu sais qu’on a failli raser le sommet il y a un siècle ? », demande Léo. En 1934, déjà, un projet de téléphérique voulait rejoindre le sommet de la Meije, arasant au passage la pointe pour y installer un restaurant, relatent les archives du Club Alpin.
À l’époque, les opposants ont obtenu l’abandon du projet. « Il y a eu de nombreux autres projets de téléphérique dans les décennies suivantes, souvent abandonnées grâce aux luttes locales, continue Léo. C’est très stimulant. On se bat pour gagner, et si les travaux reprennent au printemps, on sera là aussi ! »
Contactée plusieurs fois, l’entreprise la Sata n’a pas répondu à nos questions.