Grève chez Total et Exxon contre les « salaires dégueulasses »

Des salariés d’ExxonMobil et de TotalÉnergies en grève, près du Havre, le 11 octobre 2022. - © Cha Gonzalez/Reporterre
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Social Énergie FossilesSalaires moindres, dividendes des actionnaires exorbitants... Les raffineurs d’ExxonMobil et de TotalÉnergies poursuivent leur grève. Près du Havre, ils restent mobilisés.
Port-Jérôme-sur-Seine (Seine-Maritime), reportage
Le Havre. En ville, les stations à essence indiquent les chiffres 0.0.0.0 sur leur tableau d’affichage des prix, signe qu’il n’y a plus de carburant disponible. Au loin, les immenses torchères de la raffinerie de TotalÉnergies continuent pourtant de fonctionner, répandant leur odeur d’essence lorsque le vent tourne. Mais voilà maintenant plus de quinze jours que pas le moindre baril de carburant n’est sorti de l’usine, en raison du mouvement de grève des ouvriers de la pétrochimie. La fronde a commencé il y a plus de trois semaines, chez les salariés du groupe Esso-ExxonMobil Normandie, à la raffinerie de Port-Jérôme-sur-Seine, à quelques kilomètres de là.

Mardi 11 octobre, c’est ici que se tient le piquet de grève qui rassemble essentiellement des raffineurs d’ExxonMobil et de TotalÉnergies, mais aussi quelques salariés du groupe Chevron, et de Hutchinson, une filiale de TotalÉnergies. Une cinquantaine de grévistes sont présents. Ils se sont réunis pour « sortir du cadre de l’entreprise et montrer la force des travailleurs unis. Exxon, Total, ce sont les mêmes boîtes, les mêmes problèmes de salaires et de maintenance », dit Alexis Antonioli, secrétaire général de la CGT TotalÉnergies. Deux députés de La France insoumise (LFI) sont également présents au rassemblement : Thomas Portes, élu de Seine-Saint-Denis, et Alma Dufour, élue de la 4e circonscription de Seine-Maritime.

Indexer les salaires sur l’inflation
Pour les salariés des deux géants pétroliers, « ce qui a allumé la mèche, c’est l’inflation ». Les grévistes revendiquent la réindexation des salaires sur l’inflation. Ils réclament une augmentation de 7,5 % chez ExxonMobil et de 10 % chez TotalÉnergies. « Le cœur de la contestation, c’est que la direction nous a d’abord proposé une augmentation de seulement 4 % pour l’année prochaine, alors que l’inflation est déjà de 7 % en 2022. C’est acter le recul de notre pouvoir d’achat », déplore le médiatique Germinal Lancelin, opérateur de pétrochimie et secrétaire général de la CGT ExxonMobil. Pour lui, cette proposition tenait de la provocation.

Dans le but d’apaiser la situation, la direction a fini par proposer « une enveloppe salariale de 6,5 % en 2023 accompagnée d’une prime de partage de la valeur de 3 000 », comme elle l’a indiqué dans un communiqué de presse du 10 octobre. Mais cela ne satisfait pas les revendications des grévistes d’Exxon, qui jugent que cette amélioration consiste essentiellement en une prime, pas en une réelle augmentation. Trop tard. Les syndicats majoritaires CFDT et CFE-CGC ont signé ce nouvel accord salarial.
L’air las derrière ses lunettes rectangulaires, Germinal Lancelin ne cache pas sa déception : « C’est fini, l’accord est bloqué, donc maintenant on essaye de trouver d’autres solutions pour essayer d’améliorer le pouvoir d’achat des salariés. Par exemple, on a demandé le versement d’une prime à la direction locale. » Face à cela, comment digérer les propos des directions de TotalÉnergies et d’ExxonMobil, affirmant dans des communiqués de presse respectifs (ExxonMobil, TotalÉnergies) que le salaire moyen d’un raffineur est de 4 300 euros chez ExxonMobil, 5 000 euros chez TotalÉnergies ?

« Ce sont eux qui en prennent le plus dans la gueule »
« Un opérateur de raffinerie qui gagne 5 000 euros ça n’existe pas », s’époumone Alexis Antonioli, plus à cause de l’indignation que de la fumée qui se dégage des braseros de pneus. Olivier Leroy, raffineur chez ExxonMobil, vient à sa rescousse en brandissant la grille tarifaire de l’Union française des industries pétrolières (Ufip) sur l’écran de son téléphone portable : « Non mais regardez, dit-il en faisant défiler le document. Moi, j’ai trente-neuf ans de carrière chez Exxon et je suis à l’échelon 250 [environ 2 500 euros par mois], mais la plupart de mes collègues, ils sont en dessous. » Sur Twitter, le compte CGT ExxonMobil a également publié des fiches de paye montrant que le salaire net d’un opérateur s’élève à 2 542 euros.
Olivier Leroy, qui se situe dans cette tranche de rémunération, s’estime chanceux. Avec sa longue barbe à la ZZ Top et ses bagues aux motifs gothiques, l’ouvrier cultive un look de biker, et un profond sens du collectif : « Moi, je suis en fin de carrière, mais je me bats pour les autres qui n’ont pas ma chance, pour le collectif, comme les anciens se sont battus pour nous. »

D’un geste du menton, il désigne un groupe de travailleurs détachés, rassemblés sur un rond-point, un peu en retrait du piquet de grève. Impossible pour eux de participer au mouvement : « Nous, on travaille à la journée, on n’est pas sûrs de pouvoir être réembauchés le lendemain. On a un peu le cul entre deux chaises, même si on comprend l’importance de cette mobilisation. » « Ce sont eux qui en prennent le plus dans la gueule, renchérit le syndicaliste Alexis Antonioli lors d’une prise de parole. Ces sous-traitants qui sont en première ligne, qui sont exposés aux produits chimiques, ont les salaires les plus dégueulasses. »
« Fusionnons nos luttes »
Dans ce contexte de précarité des intérimaires, de baisse de pouvoir d’achat des ouvriers, de rupture d’approvisionnement des stations à essence, le groupe TotalÉnergies a annoncé, le 28 septembre, qu’il verserait un dividende de plus de 2,62 milliards d’euros à ses actionnaires. Pour les ouvriers de pétrochimie, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Au-delà d’une augmentation des salaires, ils réclament avant tout de la justice sociale : « Que les 1 % arrêtent de se gaver sur notre dos, et sur celui des consommateurs. Quand on met l’essence à 2,20 euros, on fait du bénéfice », déplore un gréviste au micro de la CGT. Les raffineurs renvoient également le gouvernement à ses responsabilités, jugeant qu’il pourrait faire le choix de réindexer les salaires sur l’inflation plutôt que de faire pression sur le dialogue social : « M. Macron, plutôt que d’aller faire des demandes de réquisitions de travailleurs dans les raffineries, ferait mieux de légiférer sur l’indexation des salaires sur l’inflation, comme ça se fait très bien en Belgique. »

Écharpe tricolore sur l’épaule, les députés LFI Thomas Portes et Alma Dufour prennent successivement la parole pour assurer leur soutien aux grévistes. Sans mâcher leurs mots, ils dénoncent une « collusion » entre TotalÉnergies et le gouvernement français. « 2 milliards d’euros de dividendes exceptionnels versés aux actionnaires... rappelle Alma Dufour. Je crois qu’on ne se rend pas compte de la différence entre 1 million et 1 milliard. 1 million de secondes c’est deux semaines de temps, 1 milliard de secondes c’est trente ans. Voilà la différence entre ce que Total décide de verser aux salariés et ce qu’il verse aux actionnaires privés, avec la bénédiction de l’État. »

Combien de millions de secondes la grève des raffineurs durera-t-elle ? Pour le moment, le mouvement est bel est bien reconduit et s’étend aux stations services du groupe Argedis, filiale de TotalÉnergies. Face à la pénurie de carburant, le gouvernement a augmenté le 12 octobre la pression sur les syndicats en réquisitionnant des travailleurs. Alexis Antonioli appelle à ne rien lâcher : « La lutte des classes dans notre pays existe et elle est forte, alors fusionnons nos luttes. »