Guillaume Martin, champion cycliste : « Notre activité est une forme de luxe »

Guillaume Martin lors de la Bretagne Classic - Ouest-France, à Plouay (Morbihan), le 28 août 2022. - © Mathilde Lazou
Guillaume Martin lors de la Bretagne Classic - Ouest-France, à Plouay (Morbihan), le 28 août 2022. - © Mathilde Lazou
Durée de lecture : 7 minutes
Compétitions, températures, exposition médiatique... le cycliste et philosophe Guillaume Martin aborde avec Reporterre sa place de sportif de haut niveau sur une planète déréglée.
Guillaume Martin est coureur cycliste professionnel, membre de l’équipe Cofidis. Il a terminé meilleur grimpeur du Tour d’Espagne 2020, et décroché la huitième place du Tour de France 2021. Il est aussi un « vélosophe » et a publié deux livres où se tutoient la philosophie et le sport : Socrate à vélo et La société du peloton, dans lequel il parle d’écologie.
Reporterre — Lors du dernier Tour de France, en juillet, les coureurs ont été épuisés par les fortes chaleurs. Comment vivez-vous le fait d’être sportif de haut niveau sur une planète déréglée ?
Guillaume Martin — Nous vivons un gros, très gros problème. Je me souviens tout particulièrement du Tour d’Espagne 2021 [Guillaume Martin s’était accroché pour finir 9ᵉ de la course, malgré des douleurs costales et au sacrum]. Pendant plusieurs jours, nous avions traversé des chaleurs hallucinantes, particulièrement dans le sud de l’Espagne [Le record absolu de chaleur en Espagne avait été battu en pleine Vuelta [1], avec 47,4 degrés relevés à Cordoue]. J’ai le souvenir d’une étape où, pendant cinq heures, mon compteur n’était pas descendu en dessous de 33 °C. En moyenne, nous étions autour de 39 °C, alors que nous sommes montés en altitude. Un moment, je me suis demandé ce que je faisais là, à faire des efforts extrêmes sous des températures extrêmes, pendant que les autorités conseillaient à la population de rester cloîtrée chez elle avec les volets fermés.
Ces derniers temps, nous réalisons que dans notre monde déréglé, il va être de plus en plus compliqué de faire du sport. Très concrètement, dans le monde du cyclisme, ça pose la question de l’organisation des courses à certaines périodes de l’année. Je ne suis pas certain que le Tour de France puisse continuer de se tenir en juillet. Il en va de la santé des coureurs et des spectateurs. Et puis, avec les conséquences du changement climatique, nous allons faire face à des problèmes de l’ordre du vital, comme la faim. Est-ce que les courses cyclistes seront toujours au cœur de nos préoccupations à ce moment-là ? En tout cas, pendant le Covid, elles étaient considérées comme non-essentielles. Notre activité est une forme de luxe de notre société du divertissement.
Voyages fréquents, calendrier chargé… À quoi ressemble le mode de vie d’un coureur de haut niveau ?
Mon mode de vie est plus polluant que celui d’un citoyen moyen. C’est évident. Je passe 200 à 250 jours loin de chez moi, par an. Ça ne veut pas dire que je prends l’avion tous les jours, mais tout de même, c’est le mode de transport privilégié. C’est celui qui permet de gagner le plus de temps de récupération. Ce sont ces heures de récupération en plus qui font parfois la différence, qui nous permettent de réaliser de grandes performances sur une course, de pédaler plus vite le lendemain. Et ces performances sont notre gagne-pain.
Vous mettez souvent le vélo dans l’avion…
C’est tout le paradoxe de ce sport qui se pratique avec un mode de déplacement doux. Oui, souvent le vélo finit dans l’avion. Et sur le temps d’une course cycliste, il y a certes 180 cyclistes, mais il y a autant, si ce n’est plus, de véhicules motorisés autour qui vont ouvrir la route — pour la caravane publicitaire — et les voitures des directeurs sportifs qui nous suivent. Nous sommes ravitaillés avec des produits emballés dans du plastique, comme les barres énergétiques. À l’entraînement, je m’efforce à les préparer moi-même, mais en course c’est impossible.

Pensez-vous que le monde du cyclisme est en train de changer, de prendre la mesure de la crise écologique ?
Il y a doucement une prise de conscience et des efforts qui sont faits. On essaie de trouver le moindre mal, avec des véhicules qui roulent à l’électrique, en prenant un peu plus le train. Mais est-ce suffisant ? Pas sûr.
Ne faudrait-il pas ralentir ?
Si. Et ça rejoint aussi des considérations psychologiques. Certains coureurs n’en peuvent plus. Notre métier est exigeant. Les attentes sont fortes, on nous demande sans cesse de dépasser nos limites. Ces dernières années, de nombreux coureurs ont tout arrêté à cause de burn-outs, de dépressions. J’ai le sentiment que de ce côté-là, les choses changent. Que nous sommes déjà dans une phase où nous réduisons l’intensité des saisons, avec moins de courses et des objectifs mieux ciblés. Nous avons réalisé qu’on ne pouvait pas aller en permanence vers le toujours plus.
La Coupe du monde au Qatar jette une lumière crue sur les dérives écologiques des grandes compétitions sportives. Peut-elle provoquer une grande remise en question des instances sportives ?
Elle permet de soulever ce débat, mais j’ai l’impression que nous nous réveillons tard. C’était la même chose par rapport aux JO d’hiver à Pékin, avec la répression chinoise contre les Ouighours dans la région du Xinjiang. Ces compétitions n’auraient jamais dû être attribuées. Après, les athlètes s’y préparent depuis des années, on ne peut pas tout arrêter quelques semaines avant…
« Nous pouvons sans doute nous divertir de manière plus raisonnable »
Quel est le pouvoir du sportif, justement ? Est-il en mesure de dire « ça suffit » ?
Je suis loin d’être l’un des sportifs les plus connus de France, mais je sens bien qu’en ayant accès aux canaux médiatiques, je peux faire passer des messages. Il y a une forme de responsabilité là-dedans. Mais je ne suis pas très à l’aise avec ça. Ce n’est pas ma nature, pas mon caractère, je ne me sens pas de tenir de grands discours ou de porter une révolution. J’ai peur d’être donneur de leçons. Il y a quand même des gens plus compétents, comme les scientifiques du Giec. C’est eux qu’il faudrait écouter en priorité, non ? Et je n’ai pas le pouvoir décisionnel d’un politique. Il ne faut pas renverser les responsabilités.
Quel est l’avenir des grandes compétitions sportives ?
Il y a plein de bons aspects à ces évènements. Le cyclisme s’est ouvert aux nations d’Amérique du Sud, qui jouent désormais les premiers rôles, tout comme des coureurs d’Afrique de l’Est. Le sport mondialisé permet à des personnes de tous horizons de se rencontrer, d’échanger. Je trouverais très triste de se refermer à l’intérieur de nos frontières, de perdre la curiosité de l’autre. En revanche, il faut sans doute amender la manière dont on organise ces grandes compétitions. Est-ce que nous avons besoin de tant de voitures sur une course cycliste, d’une caravane publicitaire aussi longue à l’avant ? Nous avons besoin de divertissement, mais nous pouvons sans doute nous divertir de manière plus raisonnable.
Qu’avons-nous à apprendre du monde cycliste dans la lutte contre le changement climatique ? En matière de coopération, par exemple.
Dans mon livre La société du peloton, je dressais un parallèle avec la manière dont les champignons mycorhiziens entrent en symbiose avec les arbres, dont elles colonisent les racines. L’arbre fournit au champignon des sucres issus de la photosynthèse, tandis que le champignon apporte à l’arbre des éléments nutritifs. Sport individuel pratiqué en équipe, le cyclisme fonctionne un peu pareil : c’est un univers hiérarchisé, avec ses jeux de pouvoir et ses services échangés.
Prenons le cas d’une échappée. Malgré leur rivalité, les fugitifs n’ont pas d’autre choix que de collaborer et d’harmoniser leurs efforts pour résister au retour du groupe principal. Il faut prendre des relais, s’entendre, coopérer. Mais l’entraide n’est pas garantie : elle s’expérimente sur le terrain, il faut que tout le monde réalise que, même s’il n’y aura qu’un vainqueur, pour aller au bout il faudra travailler ensemble. Parfois, le miracle se produit et l’échappée va au bout. Parfois, il y a un coureur qui rechigne à prendre le relais, et ça ne marche pas. Face à la crise écologique, ne sommes-nous pas semblables à ce coureur récalcitrant qui privilégie son intérêt propre, sans voir que cela nuit à l’ensemble de la communauté ?