« Humains, animaux... unis dans un nouveau prolétariat écologique »

- © Camille Jacquelot / Reporterre
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Dans « Exploiter les vivants », Paul Guillibert abat le faux mur entre écologie et travailleurs. Il prône des alliances entre humains et animaux exploités, pour créer un « communisme des vivants ».
En 2012, après des années de lutte, des syndicats ouvriers, le collectif Donne per Taranto (Les femmes pour Tarente) et des organisations écologistes obtinrent la condamnation de l’entreprise sidérurgique Ilva et la fermeture d’une partie des fours de l’aciérie — causes de pollution. Un tel combat est emblématique de ce que le philosophe Paul Guillibert nomme « l’écologie de la classe ouvrière ».
Pareille alliance n’allait pas de soi, tant les représentations opposant écologistes et ouvriers des industries polluantes ont la vie dure. À rebours du lieu commun, Paul Guillibert, dans son dernier essai Exploiter les vivants aux éditions Amsterdam, invite à penser une coalition des intérêts des travailleurs et des écologistes à même de combattre le capitalisme sur deux fronts. Pour l’auteur, repenser les modalités du travail et protéger la planète sont les deux faces d’une même pièce : il s’agit rien de moins que de reconstruire une société juste et digne, dont la subsistance de chacun de ses membres est assurée sans altération irrémédiable du reste du vivant.

Guillibert a une définition du travail précise mais volontairement large : outre le travail marchand, son acception recoupe le travail domestique — majoritairement effectué par des femmes —, le travail de subsistance — agricole ou forestier par exemple — et, dans une certaine mesure, le travail accompli par les animaux domestiques, à l’instar des chiens guides d’aveugles ou des vaches laitières.
Or, dans nos sociétés capitalistes actuelles, seul le travail marchand – apanage traditionnel des hommes – est valorisé, le plus souvent sous la forme d’un salaire, tandis que les activités domestiques, de subsistance et des autres vivants, pourtant essentielles au travail marchand, sont écartées de la sphère du travail et, par conséquent, considérées comme gratuites et librement appropriables. Pour le philosophe, qui mobilise dans ce bref ouvrage de synthèse différentes philosophies politiques allant de Marx aux écoféministes contemporaines, cette dévalorisation des activités dites « naturelles » — dans lesquelles sont rangés animaux, femmes et végétaux — remonte à la naissance du capitalisme à la fin du Moyen Âge.
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Depuis son développement à la fin du XVᵉ siècle, l’idéologie marchande n’a cessé de produire un monde uniformisé au moyen de cette conception restrictive du travail. Celle-ci se résume en deux mots : pour générer du profit, moteur du capitalisme, il faut soit dévaloriser le coût du travail – en payant moins qu’il ne faudrait les ouvriers ou en exploitant des esclaves –, soit le déconsidérer en tant que tel – en niant le rôle socioéconomique des femmes et en exploitant sans limites les ressources terrestres.
Les animaux domestiques, des travailleurs aliénés
Cette redéfinition extensive du travail a un intérêt évident pour l’écologie. Elle permet, d’une part, de mieux comprendre comment le capitalisme, tout d’abord à travers la colonisation puis avec l’industrialisation, a su dévaloriser la nature pour n’en faire que des « ressources » à portée de main : extraction des matières premières, déforestation, monocultures intensives… D’autre part, elle ouvre le concept de travail à d’autres acteurs. Guillibert se penche ainsi longuement sur le sort des animaux domestiques – bétail des fermes-usines, animaux de trait, captifs des zoos, etc. –, qu’il n’hésite pas à considérer comme des travailleurs aliénés, dans leur vie même, par le capitalisme, et par conséquent membres d’un« prolétariat écologique » en cours de recomposition.
Ces travailleurs à plumes, à poils ou à écailles sont, à ses yeux, le stade ultime du travail capitaliste : privés, par la violence, du droit à une vie autonome, ils sont contraints, jusqu’à la mort, de produire de la valeur économique à partir de leurs propres conditions de reproduction. Ainsi, la vache d’élevage que l’on insémine de force pour produire un lait qui n’assure plus la subsistance de ses petits mais la rentabilité de l’agro-business.
C’est précisément dans ce nouveau prolétariat écologique, composé d’animaux et d’humains exploités, soit autant d’alliances en devenir, que Guillibert voit un point de départ pour contester l’emprise du capital. Dans la dernière partie de son livre, l’auteur avance, en tirant des traditions marxistes, écologistes et féministes, un nouveau concept : le « communisme des vivants ». Celui-ci offre une voie de sortie aux injonctions culpabilisantes à ce que chacun fasse « des petits pas » de son côté en proposant une redéfinition collective du travail, qui articule lutte anticapitaliste et soin de la planète et des Terrestres.
Décorréler le salariat de la subsistance
Outre l’exemple de Tarente, on a vu ces dernières années émerger quelques exemples de coalitions mêlant justice environnementale et égalité sociale qui donnent une idée du communisme des vivants en actes. En Californie, la Campaign for Clean and Safe Ports conciliait lutte contre les pollutions environnementales des camions et droits des chauffeurs routiers, tandis qu’en France le collectif Plus jamais ça ! défendait par exemple avec succès la papeterie de La Chapelle-Darblay.
Un tel communisme des vivants permettrait enfin de s’attaquer au pilier du travail en régime capitaliste : l’articulation entre salaire et moyens de subsistance, soit la consommation de biens, qui permet les nombreux chantages à l’emploi des projets industriels. Le communisme des vivants, aussi qualifié de « décroissant », doit ainsi « arracher la subsistance au salaire, c’est-à-dire arracher la reproduction sociale à la production capitaliste responsable de l’exploitation et de l’écocide ». Bien que Guillibert s’étende moins sur la mise en œuvre de tels concepts, on peut rattacher ceux-ci aussi bien au salaire à vie défendu par Bernard Friot et le Réseau salariat qu’au salaire ménager réclamé par les féministes, telle Silvia Federici, dans les années 1970. Ces deux propositions politiques ont en commun le fait de décorréler le salariat de la subsistance et d’assurer celle-ci par un revenu inconditionnel.

Pour appuyer son propos, Guillibert met en avant un point de convergence crucial entre luttes syndicales et luttes écologistes : dans nos sociétés à forte intensité carbone, travailler moins signifie produire moins et donc polluer moins. Le temps ainsi libéré par la suppression du travail non nécessaire « conduit donc à une réallocation des ressources vers les travaux écosocialement utiles plutôt que vers la production de marchandises à forte valeur d’échange ». Jardiner, s’occuper de ses proches, prendre soin d’une forêt ou s’investir dans une association locale : autant d’activités écosocialement utiles dans lesquelles pourraient s’investir les travailleurs et travailleuses affranchis du temps de travail non nécessaire.
Bien qu’il laisse planer quantité d’ombres sur la mise en pratique et le maintien dans le temps d’une telle alliance — le récent départ de la CGT du collectif Plus jamais ça ! en raison d’un désaccord sur le nucléaire en fournit un bon contre-exemple —, Exploiter les vivants a le mérite de cadrer conceptuellement ce que pourrait être une troisième voie de l’écologie : ni « écologie à la maison » libérale, ni « écologie de la Nation » raciale, une « écologie des communs » radicale, seule à même de viser la décroissance et l’émancipation pour tous et toutes.
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Exploiter les vivants — Une écologie politique du travail, de Paul Guillibert, aux éditions Amsterdam, août 2023, 208 p., 13 euros. |