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Il faut réformer le droit de l’environnement, voici les pistes à suivre

ENQUÊTE (3/3) - En France, le droit de l’environnement est détricoté d’un côté par le législateur et mal appliqué de l’autre du fait du manque de moyens de l’administration et de la justice. Alors que ses fondations datent du Code Napoléon, il est temps de le réformer. Reporterre propose des pistes.

Cet article est le troisième et dernier de l’enquête que Reporterre consacre au droit de l’environnement et à son application. Il suit « Le droit de l’environnement est détricoté au nom de la “simplification” » et « Manque de fonctionnaires et sanctions dérisoires affaiblissent le droit de l’environnement ».


Le droit de l’environnement, en France, c’est comme le Code civil… Les fondations en ont été posées par Napoléon. « La première loi française sur l’environnement date de 1810, dit Sébastien Mabile, avocat en droit de l’environnement. Les premières usines et autres activités insalubres s’installaient dans les villes. Les riverains se plaignaient des nuisances et le juge ordonnait la fermeture ou le déplacement des usines. Pour permettre leur installation, on a donc donné à l’administration le droit de déterminer le niveau de pollution acceptable. »

Cette première loi a posé plusieurs principes fondamentaux qui restent d’actualité. Ainsi, le droit de l’environnement est principalement un droit administratif. Par ailleurs, on a créé, plus tard, une nomenclature des activités potentiellement polluantes afin de les surveiller (usines, grosses fermes, grands hangars de stockage, etc.) : ce sont les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Enfin, la philosophie des normes est telle que « ce n’est pas un droit pour protéger l’environnement, mais un droit qui autorise à polluer dans une certaine mesure. On a privilégié la solution de la dilution, et on éloigne les pollutions des lieux où vivent les classes dominantes », explique encore Sébastien Mabile. « Le droit de l’environnement actuel résulte d’une époque où la puissance publique considérait qu’il était possible de “compenser” la destruction de la nature », précise la députée Delphine Batho, ex-ministre de l’Ecologie.

Ayant occupé une quinzaine d’années auparavant cette même responsabilité de ministre, l’avocate en droit de l’environnement Corinne Lepage ajoute : « Notre tradition est très administrative, faite de procédures. Mais cela n’évite pas des situations de pollution catastrophiques, comme autour de l’étang de Berre, dans la vallée de la chimie à Lyon ou au Havre… » Delphine Batho va dans le même sens : « Ce système bureaucratique ne permet pas une protection efficace des biens communs et de l’environnement : les agents vont vérifier que le véhicule est conforme à l’alinéa 26 de l’article 15, mais ne vont pas mesurer ce qui sort du pot d’échappement de la voiture. On est dans le royaume des apparences, dans une procédure de contrôle de la formalité. Ce n’est pas un hasard si la tricherie de Volkswagen a été découverte aux États-Unis et pas en Europe. »

Plusieurs avocats ont par ailleurs rapporté à Reporterre une baisse de la qualité de ce droit, de plus en plus technique, de moins en moins compréhensible. « Par exemple, le droit des déchets est devenu tellement compliqué qu’on n’arrive plus à se mettre d’accord sur ce qui est ou n’est pas un déchet. La qualité du droit est un vrai problème », dit Me Arnaud Gossement. N’en jetez plus !

Le droit de l’environnement, après deux siècles de fonctionnement selon la logique napoléonienne, aurait donc besoin d’un bon dépoussiérage afin de s’adapter à un siècle de crise écologique. Mais comment s’y prendre ? Reporterre a pu dessiner trois pistes.

Piste no 1 : Modernisation ou dérégulation ?

La voix est étroite, car il suffit de parler de « modernisation » ou de « simplification » du droit de l’environnement pour que certains entendent… « dérégulation ».

« Il y a une énorme offensive en ce sens, notamment du Mouvement des entreprises de France (Medef) », assure Delphine Batho, qui en a fait les frais quand elle était ministre. Reporterre vous a raconté dans un premier article de notre enquête la bataille menée au sein du gouvernement sur la question de l’assouplissement des contraintes pour les élevages porcins. Mme Batho avait alors imaginé un stratagème. « À toutes ces pressions pour la dérégulation, j’avais voulu opposer une concertation avec pour fondement le principe de non-régression du droit de l’environnement, c’est-à-dire que toute simplification doit aboutir à une protection égale ou supérieure à ce qui précède », raconte-t-elle. Elle avait alors lancé les états généraux pour la modernisation du droit de l’environnement, le 25 juin 2013... mais était démise de sa fonction par François Hollande une semaine plus tard.

Depuis, le principe de non-régression du droit de l’environnement a été inscrit dans la loi Biodiversité de 2016. « Il faudrait l’inscrire dans la Constitution », dit Sébastien Mabile.

Les états généraux du droit de l’environnement, eux, se sont évanouis avec le changement de ministre. Il en reste un « comité de rénovation des normes en agriculture (Corena) », qui vivote, à en croire Éric Thirouin, secrétaire général adjoint de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), grand partisan d’une mise au régime des normes environnementales. « C’est un lieu de dialogue entre ceux qui font les lois et ceux qui vont devoir les appliquer, explique-t-il. Mais la simplification des normes est un travail très compliqué. Nous préconisons de soumettre les règles à leur faisabilité. » Et, pour l’instant, les réunions du Corena sont très rares.

Cette piste de réforme - la simplification - nécessiterait donc un travail de fourmi, une bonne résistance des gouvernants aux lobbies, et une grande volonté du gouvernement.

Piste no 2 : S’inspirer du système étasunien et renforcer l’administration

« Notre problème est que les coûts sont collectifs, estime Corinne Lepage. C’est cela qui explique la pollution pathologique de nos milieux. Par exemple sur l’eau, ce ne sont pas ceux qui polluent le plus qui payent : 5 % du traitement est payé par les agriculteurs, 80 % par les particuliers, 15 % par les industriels. Par ailleurs, aujourd’hui, la faute n’est pas détachable de la fonction, ce qui fait que, même si c’est le maire qui a commis la faute, c’est la commune, le porte-monnaie collectif, qui paye. Il faut un système où vous êtes responsable des dommages que vous causez. »

Elle plaide donc pour un système pollueur-payeur s’inspirant du régime de responsabilité pratiqué aux États-Unis : « Aux États-Unis, la surveillance se fait en aval : vous faites, puis on contrôle. L’inconvénient est que cela marche sur le système du “pas vu, pas pris”, mais quand vous êtes pris, vous payez bonbon. En Europe, on est partis sur l’idée que l’on devait prévenir. Mais notre système de prévention ne fonctionne plus, et on n’a pas le système américain de responsabilité. On a perdu sur les deux tableaux. » Delphine Batho approuve l’idée, tout en rappelant qu’elle a ses limites : « Sur les pesticides, il ne faut pas seulement un contrôle a posteriori. »

Mais qui dit davantage de contrôles en aval, dit aussi, pour que cela fonctionne, plus de contrôleurs. Or, Reporterre vous l’expliquait dans le deuxième volet de l’enquête, les fonctionnaires de l’environnement sont toujours moins nombreux et disposent de moins de moyens. Patrice Liogier, secrétaire général du Syndicat des ingénieurs des mines, qui sont notamment chargés de contrôler les installations classées, résume la situation : « On est face à un choix de société : ou on met davantage de moyens et on va contrôler partout, ou l’État nous dit ce qu’il est le plus important de surveiller. » « L’État doit avoir les moyens de vérifier qu’on ne le baratine pas, confirme Delphine Batho. Car la complexité du droit ne gêne pas celui qui a les moyens de fournir de beaux documents imprimés en couleurs. Mais cela ne dit rien sur la valeur de l’information. »

Notons que le constat est le même pour la justice. « Elle vit dans des conditions misérables, regrette Corinne Lepage. Le pôle santé publique de Paris manque de magistrats et de moyens. Par ailleurs, la justice est encombrée et son accès représente un coût très élevé pour les gens. »

Cette deuxième piste nécessiterait donc de revoir certaines logiques des droits français et européen, et de s’assurer que les fraudeurs soient effectivement lourdement sanctionnés. Or, la réforme actuelle de l’État ne semble pas aller dans le sens d’une administration dotée de plus de moyens.

Piste no 3 : Spécialiser des juges sur les questions d’environnement

Non exclusive des autres, cette troisième piste implique une réforme qui concernerait les magistrats. L’avocat Sébastien Mabile porte, avec notamment l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), une proposition de spécialisation de juges et de juridictions sur les questions d’environnement. « L’institution la plus indépendante des lobbies reste le juge, rappelle Sébastien Mabile. Il faut donc renforcer son pouvoir. »

L’avocat a réalisé pour le compte de l’UICN une étude comparée des juridictions spécialisées en environnement dans différents pays : « En matière pénale, l’Espagne a créé un parquet national pour l’environnement et l’urbanisme, la Suède dispose d’une unité nationale du parquet pour l’environnement et, au Brésil, il existe un ministère public fédéral pour l’environnement et le patrimoine culturel. L’Argentine a créé un parquet national environnemental et l’Agence étasunienne pour la protection de l’environnement (EPA) dispose d’un service d’enquêtes pénales spécialisées et de compétences en matières civile et administrative », indiquait le document de présentation de l’étude. « Les exemples les plus aboutis sont la Nouvelle-Zélande et le Chili, les juges y sont assistés de spécialistes des sciences de la vie », ajoute Sébastien Mabile. Par ailleurs, l’étude indique que ces juges spécialisés ont une compétence nationale, et qui dépasse le droit purement administratif.

En comparaison, la France apparaît bien démunie. Selon les chiffres obtenus par Me Mabile auprès du ministère de la Justice, en 2016, seuls 18 % des infractions signalées dans le domaine environnemental ont fait l’objet de poursuites pénales, contre 46 % pour l’ensemble des infractions. Son souhait serait donc de voir créer un parquet spécialisé sur les questions de santé et d’environnement, tout comme il existe un parquet national financier. « Le parquet financier ouvre le Canard enchaîné, il lance une enquête, explique encore Sébastien Mabile. Alors que personne ne s’intéresse à la criminalité environnementale organisée et à la criminalité des grandes entreprises. Pourtant, le crime environnemental — le trafic d’espèces protégées, de déchets dangereux, de pétrole, etc. — est la première source de financement du crime organisé… Mais, aujourd’hui, un magistrat du parquet va prioriser, et traiter les affaires de personnes avant le reste. »

Cette proposition de spécialisation de juges et de juridictions propositions n’a pas trouvé pour l’instant beaucoup d’échos au plus haut niveau. « Le droit de l’environnement n’intéresse pas le ministère de la Justice, et le ministère de l’Écologie n’a pas de juristes, sauf sur des questions de droit très spécifiques », regrette l’avocat.

Une piste supplémentaire : réformer les institutions

Reporterre vous racontait début janvier l’histoire tragique de Jérôme Laronze : le paysan a été abattu par un gendarme — trois balles sur le côté et dans le dos — après une série de déboires avec l’administration. Au départ, le non-respect d’une petite norme — des vaches étaient mal identifiées — a déclenché un engrenage fatal pour l’éleveur, confronté à une administration butée alors que lui-même avait une haute vision de la justice. L’affaire a mis en lumière l’aberration de certaines normes, pensées non pas pour protéger mais pour orienter l’agriculture. « Les normes sont utilisées par les industriels pour contrôler, concentrer le pouvoir », estime Grégoire Frison, avocat des opposants à la ferme-usine des « mille vaches », aujourd’hui régularisée malgré plusieurs infractions. On s’est donc demandé, à Reporterre, si nous n’étions pas un peu schizophrènes, à vous raconter début janvier l’histoire d’un paysan tué par les normes, et à dénoncer début mars l’affaiblissement des normes environnementales. C’est sans doute qu’il y a des normes à défendre, et d’autres à combattre. C’est peut-être aussi qu’il faut toujours se demander : qui fait les normes ? Pour défendre quels intérêts ? Et donc, pour réformer le droit de l’environnement, il faut probablement, aussi, réformer nos institutions et la démocratie.


  • Actualisation du 15 mars 2019 :

Au lendemain de la publication du troisième volet de notre enquête, après un mois de sollicitations, le ministère de la Transition écologique et solidaire a enfin répondu, longuement, à nos questions. Nous avons donc pris nous aussi notre temps pour lire leur réponse. Ainsi, le ministère estime que les réformes du régime des installations classées (usines, grosses fermes, centres de gestion des déchets, etc), et en particulier la création de la procédure « d’enregistrement » a permis que l’administration réponde désormais en « 6 mois au lieu d’un an, sans diminuer le niveau d’exigence ». Il souligne également que le nombre d’inspecteurs chargés de surveiller ces sites potentiellement dangereux n’a pas diminué (environ 1.600 temps pleins).

Nous lui demandions aussi pourquoi l’État n’arrivait toujours pas à respecter les textes réglementaires concernant la qualité de l’eau et de l’air. Celles-ci ont « fortement progressé », se félicite le ministère, qui reconnaît cependant, pour l’eau, que des progrès restent à faire sur « les molécules à usage phytosanitaire » – comprenez les pesticides — et les nitrates. Nous évoquions également le montant – assez bas – de certaines amendes sur les questions environnementales. Il nous a été répondu que leur relèvement n’était pas à l’ordre du jour, les astreintes pouvant atteindre 1.500 euros par jour ayant un « effet dissuasif » suffisant.

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