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Ingénieure, Victoria Berni a tout plaqué pour les luttes écolos

Victoria Berni, 31 ans, a quitté son poste d’ingénieure pour se consacrer aux luttes écologistes.

Désormais, elle vit dans une caravane et documente les luttes écologistes. Finie, la vie d’ingénieure « mortifère ». Via le collectif Désert’heureuses, elle accompagne celles et ceux qui veulent, à leur tour, bifurquer. [2/5]

Dans les forêts du Morvan, dans le marais poitevin, à l’Assemblée nationale... Reporterre met en avant cinq personnalités qui ont fait 2022.



« Ce n’était pas une bifurcation, mais vraiment une désertion. » Victoria Berni, 31 ans, a quitté son poste d’ingénieure en génie urbain et environnemental pour se consacrer aux luttes écologistes. À l’époque, en 2019, son choix ne portait pas vraiment de nom. Mais depuis le discours viral de huit étudiants d’AgroParisTech au printemps 2022, cette décision est maintenant appelée une « désertion ». Victoria Berni insiste : il ne s’agissait pas d’une simple reconversion professionnelle vers un métier qui aurait eu davantage de sens pour elle. Mais bien d’un départ volontaire du « système », raconte-t-elle à Reporterre lors d’un passage à Paris.

Pendant quatre ans, elle a travaillé pour la fonction publique. Après toutes ces années d’études, elle était enfin ingénieure spécialisée dans la gestion des déchets. Fille d’un coiffeur et d’une psychologue, sensible aux questions environnementales et sociales depuis toujours, elle s’imaginait être « au service des gens ». Elle a vite déchanté.

Victoria Berni a constaté un « décalage ». D’un côté, de grosses sommes étaient allouées à des projets qui « n’allaient pas changer grand-chose » dans la gestion des déchets ; de l’autre, l’État refusait net de prendre des mesures qui auraient pu avoir de réelles conséquences — « comme l’interdiction de mettre certains emballages sur le marché ». Tout cela, selon elle, pour préserver les industries de la filière.

« Je n’étais qu’une simple exécutante »

La jeune femme s’est ainsi rendue compte qu’elle n’avait « aucune marge de manœuvre » et qu’elle n’était qu’une « simple exécutante » des ordres du gouvernement. Désillusion. Son projet de « changer le système de l’intérieur » a pris l’eau.

Au même moment, de plus en plus d’actions de désobéissance civile faisaient la une des médias. « Je passe 45 heures par semaine au taf à faire croire que les choses évoluent, s’est-elle dit. Pourquoi je ne vais pas plutôt rejoindre ces gens et essayer de faire ma part ? » Lorsqu’on lui a proposé de changer de poste, Victoria Berni a décidé de quitter le navire. Elle s’est mise en disponibilité de la fonction publique.

La jeune femme a décidé de partir « explorer des lieux qui se réapproprient la fabrique du quotidien ». @ Noman Cadoret / Reporterre

Exploration à travers la France

S’est alors posée la question de comment vivre différemment. La jeune femme a décidé de partir « explorer des lieux qui se réapproprient la fabrique du quotidien », expression empruntée à la sociologue Geneviève Pruvost. Écolieux, permaculture, habitat léger… « J’ai commencé de façon très clichée, parce que je ne connaissais pas grand-chose, dit Victoria Berni en riant. C’était des alternatives plutôt mainstream.  »

Voix douce, débit rapide, elle nous raconte que, pendant plusieurs mois, elle a quitté la région parisienne pour voyager un peu partout en France. Une expérience qu’elle n’a pu réaliser, elle le reconnaît, que parce qu’elle avait mis de l’argent de côté pendant ses quatre années de salariat. Elle était également nourrie et logée par les personnes qu’elle allait rencontrer, en échange de vidéos qu’elle publiait sur une chaîne YouTube et sur ses différents réseaux sociaux. « Je voulais documenter ces alternatives pour rendre visibles les personnes qui les faisaient, et pour participer au contre-pouvoir médiatique », explique-t-elle.

Victoria Berni publie des reportages en vidéo sur sa chaîne Youtube.

Le temps a passé, et la déception a parfois pointé le bout de son nez. Victoria Berni évoque des lieux d’alternatives qui pratiquaient finalement « une écologie bourgeoise et dépolitisée ». Ou encore le « carbocentrisme » de certaines personnes qu’elles rencontraient, qui ne raisonnaient qu’en termes d’émissions de gaz à effet de serre, en faisant abstraction de la biodiversité ou des problématiques sociales.

Dans les zad, la jonction entre écologie et féminisme

Aujourd’hui, Victoria Berni préfère explorer les « milieux zad », où les questions d’écologie se mêlent à celles de féminisme, de précarité sociale, ou de discriminations contre les minorités sexuelles et de genre. « Ce qui m’intéresse surtout, ce sont les réflexions qu’on a autour du collectif, du vivre ensemble, poursuit-elle. Comment on gère nos conflits ? Comment on est solidaires les uns avec les autres ? Comment on quitte l’individualisme de la société actuelle ? » C’est justement cette approche intersectionnelle qui a plu à Zoa, un ami de Victoria, quand il l’a rencontrée : « Elle a gardé ses engagements individuels de base, le féminisme, et elle a lié ça avec les enjeux écolos », raconte-t-il.

Après une expérience ratée dans un écolieu acheté en coopérative – « ça ne s’adressait qu’aux gens qui avaient de la thune, ça ne me convenait pas » – Victoria vit désormais dans une caravane, sur un terrain prêté en Loire-Atlantique. « Nous allons en faire un lieu collectif, précise-t-elle. On va construire de A à Z notre subsistance, que ce soit pour l’électricité, l’eau, l’habitat… Avec l’idée que ça ne doit rien nous coûter. Cela doit être une écologie qui s’adresse à tout le monde, et notamment aux personnes les plus précaires. »

« Je voulais documenter ces alternatives pour rendre visibles les personnes qui les faisaient, et pour participer au contre-pouvoir médiatique. »

Elle insiste toutefois : il ne s’agit pas non plus de « performer une sorte de précarité », ou d’adopter « une posture sacrificielle ». Elle-même gagne désormais de l’argent en écrivant ponctuellement des articles pour des médias dédiés à l’écologie : reportage sur une forêt détruite en Bretagne pour le site Mr Mondialisation, sur le quartier libre des Lentillères à Dijon pour le magazine Kaizen... Trois ans après son départ de la fonction publique, elle continue donc d’expérimenter... via des manières différentes de travailler, d’habiter, de vivre ensemble.

« Nous, Désert’heureuses, refusons de continuer à robotiser, accélérer, déshumaniser le monde »

Au début de l’année 2022, déclic : elle a rencontré plusieurs personnes avec un parcours similaire au sien, pas seulement « des ingénieurs qui se reconvertissaient pour faire des fresques du climat dans des entreprises, ce qui ne sert à rien ». Être avec des gens avec qui elle était enfin « raccord politiquement » lui a fait du bien. Un collectif, les « Désert’heureuses », est né peu de temps après. Elle y a tout de suite adhéré. « En étant entourée, je me suis sentie plus légitime à croire en ce que je crois », confie-t-elle. Elle n’était plus seule. « Nous, Désert’heureuses, refusons de continuer à robotiser, mécaniser, optimiser, informatiser, accélérer, déshumaniser le monde », peut-on lire dans leur manifeste.

De là, sont nées des réflexions. Victoria Berni le reconnaît, certaines sont encore « balbutiantes ». Tous les ingénieurs et ingénieuses du pays ne vont pas démissionner demain, il y a d’ailleurs d’autres métiers « mortifères » à cibler, et la « désertion » n’est accessible qu’à une poignée de personnes qui ont les ressources financières pour le faire. Mais le collectif existe pour, déjà, montrer qu’il existe d’autres façons de vivre.

« Déserter ne signifie pas seulement tout quitter individuellement. Les Désert’heureuses ont vocation à rendre cet acte collectif et politique. » @ Noman Cadoret / Reporterre

« Déserter ne signifie pas seulement tout quitter individuellement, poursuit le manifeste. Les Désert’heureuses ont vocation à rendre cet acte collectif et politique. De le rendre désirable et plus accessible. » Et visible. Aujourd’hui, entre deux trajets pour aller manifester contre les mégabassines dans les Deux-Sèvres, ou contre le projet de stockage nucléaire dans la Meuse, Victoria Berni continue de « se raconter » sur les réseaux sociaux. De documenter les milieux militants qu’elle fréquente.

« C’est un travail d’information très important, se réjouit Johanna, membre des Désert’heureuses. Ça crée des ponts entre le monde des ingénieurs et celui des luttes, deux mondes qui communiquent très peu. »

« La médiatisation du militantisme et de leur radicalité, c’est ça qui m’a poussée à l’action, rappelle Victoria Berni. C’est ce que j’essaie de reproduire aujourd’hui. » Pour qu’en 2023, les Désert’heureuses soient encore plus nombreuses.



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