Faire du blé en installant des paysans, le nouveau filon des start-up

Plusieurs entreprises s'intéressent à l'installation paysanne, jusqu'alors prise en charge par les pouvoirs publics et associations (photo d'illustration). - © Mathieu Génon / Reporterre
Plusieurs entreprises s'intéressent à l'installation paysanne, jusqu'alors prise en charge par les pouvoirs publics et associations (photo d'illustration). - © Mathieu Génon / Reporterre
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Face à la disparition des agriculteurs, de nouvelles sociétés épaulent notamment les projets agroécologiques. Leur logique libérale vient bouleverser un secteur jusque-là dominé par des acteurs publics et associatifs.
Comme nombre d’ingénieurs en informatique, Maxime Pawlak a pris conscience des enjeux écologiques au détour d’une conférence du célèbre Jean-Marc Jancovici, lui-même ingénieur. En quelques années, il a vendu sa dernière start-up et déserté le monde de la « tech ». Non pas pour créer sa propre ferme, mais pour mettre son « savoir-faire entrepreneurial » au service du monde agricole.
En 2019, le quadragénaire a cofondé Eloi, une entreprise qui propose d’accompagner la reprise de fermes en les adaptant aux aspirations des nouvelles générations — notamment en axant leurs modèles vers plus d’agroécologie. Aujourd’hui, Eloi assure une cinquantaine de transmissions.
Depuis les années 1960, l’accompagnement à l’installation et à la transmission relève pourtant d’une mission de service public. Celle-ci est assurée, en grande partie, par les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) et les chambres d’agriculture. Un système qui n’arrive plus à renouveler les générations agricoles.
En 2020, la France ne comptait plus que 496 000 agriculteurs contre 604 000 en 2010. Et la crise est encore à venir puisque 43 % des exploitants sont susceptibles de partir en retraite d’ici 2033, alors que seul 1 % des exploitants a moins de 25 ans, selon le dernier recensement agricole de 2020.
Parmi les causes : la politique d’aide à l’installation, fléchée en priorité vers un public jeune, professionnel et issu du monde agricole, de moins en moins représentatif, comme l’a rappelé la Cour des comptes en avril dernier.
Modèle à bout de souffle
En parallèle, tout un réseau d’associations, critiques du complexe agro-industriel dominant, propose aussi des services d’accompagnement vers l’agriculture paysanne. Regroupés au sein du Pôle Inpact, on y retrouve la foncière Terre de liens, les Civam ou le réseau des Fadear. Mais ils pâtissent d’un manque de visibilité et de moyens — leurs subventions sont même en baisse.
Entre un service public déficient et un réseau associatif peu aidé, de plus en plus d’entrepreneurs, comme le fondateur d’Eloi, parient sur une solution libérale. « Depuis 2019, on voit apparaître de nouveaux acteurs privés, plus ou moins inspirés par le modèle de start-up, qui cherchent à créer un modèle économique sur le soutien et l’accompagnement à l’installation. Leur créneau est le même : l’aide à la création d’entreprise et l’agroécologie », explique Cécile Gazo, autrice d’une thèse de sociologie sur l’installation en agriculture.
Start-up agricoles
Ces nouveaux acteurs se comptent en dizaines, mais aucun n’a réussi son « passage à l’échelle », à savoir être actif sur l’ensemble du territoire avec suffisamment de clients pour être viable.
Dans les plus avancés, outre Eloi, on retrouve Fermes en vie (Feve), une « foncière agricole et solidaire » ou La Ceinture verte, « start-up de territoire » dont l’ambition est de créer des centaines de fermes en maraîchage bio autour de grandes agglomérations via son réseau de coopératives locales.
Bien que marginaux, en matière d’hectares concernés, ces entrepreneurs impressionnent par leur capacité à lever des fonds, tant auprès des citoyens — en proposant des solutions « d’épargne verte » — que des investisseurs privés ou des collectivités. Feve et Ceinture verte ont même reçu des investissements de la Banque des territoires, dont l’État est propriétaire. Autant de leviers financiers qui laissent augurer d’un développement rapide.

Cette profusion d’initiatives privées s’explique tout d’abord par le nombre croissant de néopaysans — dont beaucoup viennent du même milieu urbain et bourgeois que les entrepreneurs — et leurs difficultés à accéder au foncier.
Surtout, elle s’inscrit dans le paradigme néolibéral faisant de l’entreprise privée l’acteur central par lequel les transformations de la société doivent s’opérer. C’est tout le sens du statut « d’entreprise à mission », créé par la loi Pacte en 2019 et dont se revendiquent systématiquement ces nouveaux acteurs.
« Pour moi, la stratégie start-up, c’est-à-dire une petite équipe pour répondre à un gros problème, avec comme objectif un passage à grande échelle, est la plus efficace », argumente Pierre Pezziardi, ex-informaticien et président de La Ceinture verte.
S’il oppose volontiers le « modèle start-up » à « l’administration bureaucratisée » du service public, pas question de revendre sa boîte pour en tirer une plus-value. « On se voit comme le bras armé des collectivités et on aurait pu se monter comme un service public », assure celui qui a théorisé le concept de « start-up d’État ».
« Ils viennent capter les fonds des collectivités »
Malgré leur volonté répétée de « ne pas se substituer » au service public ou au monde associatif, la greffe entre le monde agricole et ces nouveaux entrepreneurs n’a pas été facile. « Au début, on a eu l’impression de start-up qui débarquaient en croyant avoir une meilleure idée que tout le monde et qui se développaient dans leur coin », se rappelle Julien Rouger, référent installation-transmission chez les Jeunes agriculteurs.
Il précise qu’elles se sont « progressivement rapprochées » des instances traditionnelles, jusqu’à travailler de concert avec elles. « Si certains réinventent ce qui existe déjà, d’autres sont sur des segments de marché très spécifiques et apportent une forme de complémentarité », analyse le syndicaliste.
En revanche, l’argument de la complémentarité passe beaucoup plus mal avec les associations paysannes historiques. « Ce qu’ils proposent, nos membres le font depuis des années. Mais comme ils sont plus efficaces que nous en communication, ils viennent capter les fonds des collectivités », déplore Orlane Leu, membre du groupe transmission-installation du Pôle Inpact.
« Dès que la terre appartient à une société lucrative, il y a un risque de spéculation »
Si des liens peuvent exister entre entreprises et associations, au niveau très local, les seconds critiquent vertement le modèle marchand. « À partir du moment où la terre appartient à une société lucrative, pour nous, il y a un risque de spéculation foncière », explique Orlane Leu.
La place de cet enjeu lucratif s’illustre dans l’opposition entre le modèle de Terre de liens et celui de Fermes en vie, deux foncières aux activités pourtant similaires. Là où Terre de liens a fait le choix de sortir les terres de l’économie de marché pour en faire un bien commun, dont personne ne pourra devenir propriétaire individuel, Fermes en vie propose une option de rachat au bout de sept ans de location. A priori, les investisseurs de la foncière bénéficieraient financièrement de la hausse du prix des terres, puisqu’ils se rémunèrent en partie sur la transaction.
En réponse, la foncière a imposé une règle qui se veut un garde-fou contre la spéculation : seule la moitié de l’inflation sera prise en compte au moment de l’achat.
« Nous ne sommes pas là pour l’argent, mais pour avoir un impact écologique et social. Les parts sociales de l’entreprise sont revalorisées en dessous du livret A et on ne verse pas de dividendes », tente de rassurer Vincent Kraus, son cofondateur. Pas de quoi convaincre Orlane Leu, pour qui le modèle est porteur de ses propres dérives. « Dans ces entreprises, les paysans sont presque systématiquement exclus de la gouvernance. Pour savoir ce qui adviendra de la terre, on ne peut compter que sur leur bonne foi et leur communication. »