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EntretienLibertés

Journalistes agressés : « Chez certains gros agriculteurs, le sentiment d’impunité est très fort »

Les journalistes pour le magazine « Envoyé spécial » diffusé sur France 2 agressés par un agriculteur.

Insultes, coups, menaces. Trois journalistes qui enquêtaient en 2020 sur l’agriculture industrielle dans les Bouches-du-Rhône ont été agressés par un agriculteur. Alors que le procès devait s’ouvrir le 18 octobre, l’une des journalistes revient en détail sur les circonstances de cette agression, et sur l’« omerta » qui règne dans ce secteur.

  • Actualisation3 janvier 2022 — Le procès de Didier Cornille s’est finalement bien tenu au tribunal de police de Tarascon, le 20 décembre dernier. À la tête d’une grosse entreprise agricole dans les Bouches-du-Rhône, il avait agressé en septembre 2020 trois journalistes qui enquêtaient sur les conditions de travail et d’accueil des travailleurs agricoles détachés. Trois syndicats de journalistes, SNJ, le SNJ-CGT et la CFDT-Journalistes se sont également portés parties civiles. Pour expliquer l’agression, l’avocat de M. Cornille a évoqué « l’exaspération » de son client poussé à bout : « Ça faisait plusieurs mois qu’il était mis en cause incessamment alors qu’il essaie vraiment de respecter la législation. » L’avocat des journalistes a dénoncé une intimidation, « car il y avait une volonté d’empêcher le journaliste de faire son travail, c’est-à-dire informer le public ». Il a demandé 2 000 € d’amende pour le préjudice corporel lié à l’agression physique du cameraman et 1 € symbolique pour le préjudice moral. Le procureur, lui, a demandé 700 € côté corporel et 1 € pour le symbolique. Le jugement a été mis en délibéré au 21 février.

Enquêter sur l’agriculture industrielle n’est pas dangereux qu’en Bretagne. En septembre 2020, deux journalistes de l’émission « Envoyé spécial » sur France 2 ainsi que la journaliste locale qui leur servait de guide étaient agressés dans les Bouches-du-Rhône par l’agriculteur Didier Cornille. Le procès de ce dernier aurait dû se tenir lundi 18 octobre au tribunal de police de Tarascon. Il a finalement été reporté au 20 décembre : les juges avaient reçu le matin même un courriel de la secrétaire de M. Cornille indiquant qu’il était « fiévreux ».

Thomas Guery, le cameraman, est celui qui a été le plus touché physiquement, avec des douleurs au dos plusieurs mois après les évènements. Laura Aguirre de Cárcer repense souvent au fait que ses jambes auraient pu passer sous la voiture de l’agriculteur. Quant à leur guide, une journaliste indépendante implantée localement, celle-ci se sent encore aujourd’hui menacée. Elle témoigne auprès de Reporterre, anonymement pour se protéger.

Thomas Guery et Laura Aguirre de Cárcer devant le palais de justice de Tarascon, le lundi 18 octobre 2021. © Marie Astier/Reporterre

Reporterre — Pouvez-vous d’abord nous rappeler les circonstances de l’agression ?

La journaliste indépendante — Cela fait cinq ans que je travaille sur la question des conditions de travail et d’hébergement des travailleurs d’origine étrangère dans l’agriculture du sud de la France et des Bouches-du-Rhône. En septembre 2020, j’ai été embauchée par France 2 pour l’émission « Envoyé spécial », pour les guider. Il y avait eu des foyers épidémiques de Covid-19 dans les lieux d’hébergement collectifs de ces travailleurs et travailleuses.

C’était le deuxième jour de tournage. Nous sommes allés le matin au Mas de la trésorière, un de ces lieux d’hébergement. On était garés bien à l’extérieur, car on avait eu des consignes du service juridique de France 2 nous disant de ne pas risquer une violation de propriété privée. Thomas, le collègue cameraman, a pris quelques plans. Didier Cornille est arrivé à bord d’un gros pick-up avec un pare-buffle. Il nous filmait et nous a demandé ce que l’on faisait là. Laura, ma collègue, s’est présentée et lui a demandé s’il était le propriétaire des lieux et s’il y avait encore des travailleurs à l’intérieur, car ce lieu-là avait été frappé d’un arrêté de fermeture de la préfecture pour logement indigne.

Il nous a répondu « Cassez-vous, vous n’avez rien à faire là ». On est allés vers notre véhicule, c’est alors qu’il a foncé en voiture pour piler à 10 centimètres des genoux de Thomas. Il est sorti en trombe en essayant de casser la caméra, en frappant Thomas et en nous insultant.

Thomas et Laura étaient devant la voiture et ont subi l’agression de plein fouet. J’étais un peu à l’écart, et tétanisée. Ça m’a beaucoup choquée. Le jour même, on a arrêté le tournage et la rédaction nous a dit d’aller porter plainte. Les jours d’après, le tournage a repris.

Un travailleur agricole dans les Bouches-du-Rhône. © Éric Besatti/Reporterre

Ce n’est pas n’importe qui, l’homme qui vous a agressé…

Didier Cornille est l’un des plus gros propriétaires terriens de France. Rien que dans les Bouches-du-Rhône, il possède 1 600 hectares de terres, 3 000 en tout avec ce qu’il a dans le Gard. C’est le plus gros saladiculteur d’Europe, à la tête d’une vingtaine d’entreprises. Il fait des salades, des melons, des courgettes, des tomates plein champ. Il est aussi un rouage essentiel du fonctionnement de Terra Fecundis, l’entreprise d’intérim espagnole qui fait venir des travailleurs détachés en France — et qui a été lourdement condamnée en juillet dernier. Il est leur premier client en matière d’embauche de travailleurs et travailleuses et il fournit une grosse partie des logements pour ces gens-là. À ma connaissance, il possède cinq lieux d’hébergement dédiés à Terra Fecundis. Il a un domaine viticole immense. C’est un poids lourd économique des Bouches-du-Rhône.


Les deux journalistes de France 2 ont porté plainte, mais pas vous. Pourquoi ?

Dans l’émotion du moment, j’ai tout de suite pensé au fait que je suis originaire d’ici, que j’ai de la famille qui porte le même nom que moi, que certains travaillent dans l’agriculture. J’ai peur, je ne sais pas de quoi cet homme est capable. J’ai aussi pensé que, travaillant sur ce sujet depuis longtemps, si je portais plainte avec mon nom je risquais de me « griller ».


Cette agression vous a profondément marquée, de quelle manière ?

Dans la foulée, j’ai eu des insomnies, j’avais une peur démesurée des voitures qui m’arrivaient en face, une vigilance accrue. Je ne me reconnaissais pas. À ce moment-là, j’étais en train d’écrire une enquête. Quand elle a été publiée, j’ai fait un genre de burn-out. Le médecin m’a arrêtée deux mois.

J’ai dû changer mon rythme de travail. Cela m’a donné envie de ralentir. Et je ne veux plus aller seule sur certains lieux.

« J’ai l’impression que cette hostilité, cette agressivité, cette violence sont au fondement du fonctionnement de ce système agricole. »

Au cours de cet été 2020, c’était la deuxième fois que je me faisais menacer. Cela m’était déjà arrivé, verbalement, chez un autre gros agriculteur de la région. J’avais des témoignages de personnes hébergées chez lui, dans des bungalows, dont quatre avaient été fermés par la préfecture ce même été. Un jour, j’ai pu l’interviewer. À la fin de l’entretien, il m’a dit : « On verra ce que vous écrirez, le dernier journaliste qui est venu ici, sa caméra a fini par terre, donc faites gaffe. »

Lieu d’hébergement pour travailleurs détachés fermé à la suite d’une inspection. Rapport (2018) de la Commission nationale de lutte contre le travail illégal, p21.

Cet été-là, d’autres journalistes qui travaillaient sur la question des travailleurs détachés, notamment deux reporters du JDD, racontent aussi avoir été menacés. Qu’est-ce que cela nous dit du contexte ?

Ce n’est pas la première fois qu’il y a des menaces et des agressions physiques. J’ai l’impression que chez ces quelques gros agriculteurs, qui ont des surfaces immenses et des centaines de travailleurs détachés, le sentiment d’impunité est très fort. J’ai l’impression que cette hostilité, cette agressivité, cette violence sont au fondement du fonctionnement de ce système agricole [fondé sur le travail saisonnier « détaché »]. La violence dont on a fait les frais est un échantillon de la violence systémique à laquelle font face les travailleurs et travailleuses, qui eux sont en première ligne.


Récemment, on a pris conscience de la difficulté à enquêter sur l’agriculture en Bretagne, notamment avec le cas de la journaliste Morgan Large dont la voiture a été sabotée. Est-ce la même chose dans les Bouches-du-Rhône ?

Ce n’est pas nouveau. C’est connu que ce n’est pas facile d’enquêter ici, d’être inspecteur ou inspectrice du travail aussi. Les Bouches-du-Rhône sont un très gros département agricole et arboricole. On y produit pêches, abricots, courgettes, tomates de plein champ. Ils inondent les marchés européens et français. Didier Cornille a un pouvoir économique et politique, des réseaux. Il a reçu il y a quelques années Gérard Larcher, le président du Sénat, et Martine Vassal, présidente du département, pour parler agriculture.

Au sein de l’agriculture locale, il y a une omerta. Les gens qui parlent le font de façon anonyme, par peur des représailles.

J’ai l’impression qu’en Bretagne qu’il y a un terreau de soutien plus important. Les journalistes qui ont témoigné l’ont fait à visage découvert. C’est pour cela que je m’interroge, que je me dis que rester anonyme ne me protège peut-être pas tant que ça.

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