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EntretienFéminisme

« L’écoféminisme reste compris de travers »

Un rassemblement écoféministe antinucléaire à quelques kilomètres de Bure (Meuse), en septembre 2019.

L’écoféminisme est partout. En politique avec Sandrine Rousseau, en librairies, dans le quotidien des militantes. Ce concept mal connu, explique la philosophe Jeanne Burgart Goutal, est parfois récupéré par le capitalisme.

Jeanne Burgart Goutal, agrégée de philosophie et professeure de yoga, est l’autrice d’Être écoféministe : théories et pratiques, (L’Échappée, 2020). Ce courant de pensée, né dans les années 1970, relie toutes les dominations pour mieux lutter contre elles. Elle revient sur le renouveau de l’écoféminisme en France.



Reporterre — Pendant la primaire écologiste, les deux femmes candidates, Sandrine Rousseau (EELV) et Delphine Batho (Génération écologie), se sont revendiquées de l’écoféminisme. Cela vous a-t-il surpris ?

Jeanne Burgart Goutal — Je savais que dans ces deux partis une réflexion était menée depuis un moment sur ce sujet, ils m’avaient contactée. Mais choisir d’utiliser le mot « écoféministe » dans une logique politicienne est surprenant, ce n’est pas facile à assumer dans un discours public. C’est un mot qui peut sembler n’être qu’un néologisme fabriqué à l’emporte-pièce. Il suscite la méfiance d’emblée. En un sens, ce côté provocateur fait son intérêt ; mais dans une stratégie politique, son utilisation me semble un peu casse-gueule. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé.


En effet, Sandrine Rousseau a été largement attaquée et décrédibilisée, notamment sur certains sujets écoféministes, comme lorsqu’elle a fait une référence aux sorcières. Que pensez-vous de ces attaques ?

C’était couru d’avance que ce genre de sortie susciterait l’hostilité d’une partie de l’opinion publique. Un réflexe sans doute aggravé par les discussions sur les réseaux sociaux, où l’on critique sans chercher à comprendre. Les phrases prononcées par Sandrine Rousseau, si on les replace dans leur contexte, renvoient à un arrière-plan politique et philosophique intéressant. Mais sorti du contexte, comme la phrase sur le barbecue, cela devient facilement attaquable, car il n’y a aucune démarche d’honnêteté intellectuelle afin de comprendre pourquoi elle a dit cela.


Est-ce la première fois que l’écoféminisme trouve une traduction dans un parti politique ?

À ma connaissance, oui. C’est d’ailleurs un tournant du mouvement, car l’écoféminisme s’est toujours méfié des partis et de la logique institutionnelle. Il s’inscrit plutôt dans une pensée politique anarchiste avec des références telles que Murray Bookchin et le municipalisme libertaire. Rien à voir avec une logique étatique de la course à l’élection présidentielle.

Action écoféministe en soutien à la zad de la Colline en Suisse, en 2021. © Nora Rupp

Beaucoup de livres ont été publiés dernièrement sur l’écoféminisme, notamment des ouvrages pédagogiques. Que pensez-vous de ce foisonnement éditorial ?

Je comprends cette démarche, mais on a l’impression que le mot et son histoire restent encore compris de travers. Il y a aussi une vague de traductions d’ouvrages classiques de l’écoféminisme, comme La subsistance : une perspective écoféministe, de Maria Mies et Veronika Bennholdt, ou encore des livres de la philosophe australienne Val Plumwood et de la sociologue australienne Ariel Salleh, qui fait dialoguer écoféminisme et marxisme. Ces publications mettent en lumière l’ampleur théorique de l’écoféminisme.

« Il faut sortir de l’image urbano-centrée de l’écoféminisme »

Je pense qu’il faut aussi publier des formes attrayantes et grand public, car des livres qui ressemblent à la collection « Que sais-je », c’est un peu ennuyeux. Ce n’est pas facile, car il y a une tension entre la complexité des théories écoféministes et le désir de les rendre compréhensibles pour en faire un outil militant. On ne peut pas se contenter d’un concept réducteur et absurde du type « les hommes dominent la nature comme ils dominent les femmes ». J’ai moi-même choisi de publier un livre sous forme de roman graphique [1], car quand on cherche à l’expliquer d’une façon scolaire, on passe à côté de l’essentiel.


Que pensez-vous du livre « Des paillettes sur le compost » de Myriam Bahaffou, qui replace l’écoféminisme dans une écologie de la vie quotidienne et ordinaire ?

C’est un ouvrage avec une vraie plume et un vrai ton. Je me souviens que Baptiste Lanaspèze, fondateur de la maison d’édition Wildproject, a adoré ce livre pour tout ce qu’il mobilise comme dynamique désirante. Cela réajuste l’image du mouvement en montrant que ce n’est pas quelque chose de gentil, et replace au centre la question du racisme, du colonialisme, de l’écologie urbaine. C’est plus fidèle à l’esprit de l’écoféminisme des années 1980, qui était très engagé et décolonial.

Pour expliquer ce qu’est l’écoféminisme, selon Jeanne Burgart Goutal, « on ne peut pas se contenter d’un concept réducteur et absurde ». Ici, une action écoféministe antinucléaire près de Bure, en 2019. © Roxanne Gauthier/Reporterre

On a l’impression que l’écoféminisme est un concept très utilisé en Occident. Comment se manifeste-t-il ailleurs ?

Dans le reste du monde, les collectifs n’ont pas besoin de ce terme : ils ont leurs propres mots et ils se méfient d’ailleurs des termes « féminisme » et « écologie », y voyant une sorte d’impérialisme caché. Reste le cas de Vandana Shiva, qui utilise ce terme et qui a même écrit un livre portant ce titre. Elle possède une éloquence, une force de frappe médiatique, et a compris que ce concept intéressait les Occidentaux. Mais je ne pense pas que les militantes du mouvement Chipko, dont elle a fait partie, l’utilisent. [2]


En 2021, « La Revue du crieur » publiait un article avec un titre évocateur : « L’écoféminisme aux abois. Marchandisation, manipulation et récupération d’un mouvement radical ». Il dénonçait un marché de coaching et festivals pour « retrouver son moi intérieur » ou « renouer avec son féminin sacré ». Qu’en pensez-vous ?

J’ai l’impression que tout ce qui se revendique du féminin sacré utilise rarement le mot « écoféminisme », il sonne trop politique et radical. Souvent, dans ces festivals, on parle plutôt de reconnexion avec la nature ou son corps. Comme s’il existait un air de famille, alors que ce ne sont ni les mêmes personnes ni les mêmes optiques. Les récupérations du mot sont multiples. Il existe par exemple la semaine de l’entrepreneuriat écoféministe et j’ai même trouvé des coques d’iPhone « Écoféministe ». Tous ces amalgames entretiennent le flou, mais on ne peut pas interdire aux gens d’utiliser un mot.


À Bure (Meuse), les militantes se revendiquaient comme écoféministes avant d’abandonner le terme pour « éviter d’être taxées d’écoféminisme individualiste ». Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas la première fois. Dans les années 1990, beaucoup d’écoféministes de la première heure avaient abandonné le terme pour créer d’autres néologismes. La chercheuse Greta Gaard avait même écrit un article sur cette stratégie du « Keep the Focus, Lose the Name ».

Actuellement, on met parfois en avant des individualités héroïques qui sont supposées porter l’écoféminisme en occultant la dimension collective et l’héritage des luttes anciennes. Je comprends la tentation de s’en démarquer, c’est vrai que l’image mainstream du mouvement ne correspond pas au discours que certaines militantes veulent porter.

Je crois qu’il faut aussi s’intéresser au travail de Geneviève Pruvost autour du féminisme de subsistance. Elle travaille sur les petits collectifs locaux d’entraide. C’est très intéressant pour sortir de l’image urbano-centrée de l’écoféminisme, en rendant visibles les initiatives locales qui pullulent en zone rurale.

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