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EntretienMonde

L’establishment républicain pourrait « très bien s’arranger avec la victoire de Biden »

Joe Biden paraît en bonne voie pour remporter l’élection présidentielle étasunienne. Pour le journaliste John MacArthur, il ne faut cependant pas s’attendre à une révolution : M. Biden est un libre-échangiste convaincu. Mis à part sur l’environnement, il mènera une politique de centre droit.

John MacArthur est un journaliste étasunien, directeur du mensuel Harper’s Magazine.

John MacArthur.

Reporterre — Où en est-on de l’élection présidentielle aux États-Unis ce jeudi matin ?

John MacArthur — Biden est en tête dans le Michigan et dans le Wisconsin. S’il emporte ces deux États, il va gagner. Trump pense que l’élection a été volée par le vote par correspondance, et il veut aller en justice. Mais je ne pense pas qu’il va l’emporter, parce que les États — rappelez-vous que nous sommes un système fédéral — ont chacun beaucoup de pouvoir. Et les gouverneurs des trois États clés (Pennsylvanie, Michigan et Wisconsin) sont des démocrates. Mais Trump va refuser de céder. Et, c’est là que cela va se compliquer.



Que peut-il se passer ?

J’ai vraiment peur de fusillades disons… aléatoires. Mais je ne crois pas à un coup d’État, à un coup organisé à droite. Trump n’est pas un type qui pense à l’avenir. Pour lui, l’avenir c’est cinq à dix secondes. Donc, il n’a pas la capacité d’organiser un coup d’État. Et l’establishment républicain, dominé par Mitch McConnell, le chef de la majorité au Sénat, est très content de conserver son pouvoir. Les républicains dominent toujours le Sénat. Mitch McConnell, soi-disant chef de l’opposition à Biden (rires), va se dire : « Je peux m’arranger avec Biden sur toutes sortes de choses. »

Parce que Biden est très « ancien régime », il représente la politique néolibérale menée par les démocrates à partir des années 1990, avec le clan Clinton puis Barack Obama. Mais côté environnement, c’est une bonne nouvelle, parce que Biden est redevable à Bernie Sanders et à Elizabeth Warren pour leur soutien. Il va bien sûr rejoindre l’accord de Paris sur le climat.

À part çà, c’est un libre-échangiste jusqu’aux racines de ses cheveux. Il va soutenir et appuyer des accords de libre-échange. Je pense qu’il y aura à nouveau un effort pour promulguer le TTP, le partenariat transpacifique. Il y aura des disputes entre gauche et droite dans le Parti démocrate. Dans ce cas, Biden fera cause commune avec McConnell et les républicains.

Échange houleux entre un supporter de Trump et un militant de Black Lives Matter, le 3 novembre 2020, non loin de la Maison Bllanche, à Washington.

Gouvernera-t-il à gauche ou au centre comme Obama et Clinton ?

Au centre, centre droit. Biden, c’est l’archiclientéliste. Il a été lancé dans cette campagne pour écraser les progressistes et surtout Sanders, qui avait vraiment des chances cette fois-ci. Sanders avait gagné la Californie et le Nevada lors des primaires démocrates. L’establishment démocrate a paniqué, il est alors intervenu très fortement en Caroline du Sud, où Biden a pu se rétablir.



Qu’est-ce que le Parti démocrate a fait pour favoriser Biden à ce point ?

Le Parti démocrate a un pouvoir centralisé, c’est très soviétique. Il y a des « barons » dans chaque État. Le dirigeant démocrate de la Caroline du Sud a déclaré son soutien à Biden et l’organisation s’est mise en marche, avec les églises, les associations, les réseaux, tous derrière Biden. Cela s’est reproduit dans plusieurs États : New York, Illinois, Texas. Et les candidats rivaux — Buttigieg, Klobuchard et Bloomberg — se sont désistés en faveur de Biden. De plus, lors du « Super Tuesday », Elizabeth Warren, qui était soi-disant l’alliée idéologique de Bernie Sanders, lui a fait un sale coup ! Elle est restée dans la course, alors qu’elle savait qu’elle n’avait aucune chance, uniquement pour diviser le vote progressiste.



Pourquoi a-t-elle fait ça ?

Parce qu’elle fait partie de l’organisation démocrate. Et qu’elle s’attend à être récompensée par les « barons ». Par exemple, en étant nommée ministre de la Justice.



Bernie Sanders, s’il avait été le candidat démocrate, aurait-il fait mieux que Joe Biden ?

Il aurait fait mieux parmi les Latinos, notamment au Nevada et en Californie. Et il aurait suscité l’enthousiasme — un véritable enthousiasme — des petites gens, des tout petits blancs, des jeunes, des Latinos, des Noirs. Mais face au pouvoir organisé du Parti démocrate, je ne pense pas qu’il aurait mieux fait que Biden. Le Parti démocrate aurait préféré perdre avec Biden que de gagner avec Sanders, parce que Sanders aurait bouleversé le système de clientélisme et le pouvoir centralisé du parti.

Biden a voté tous les accords de libre-échange promulgués par les Clinton. Il a voté pour tous les grands projets de loi pour la déréglementation du secteur financier, le « Glass Steagall », pour lever la séparation entre banques d’affaires et banques commerciales. Il a été le parrain de la loi sur les banqueroutes, sur les endettés, très favorable aux sociétés de cartes de crédit qui ont leur siège dans l’État du Delaware, dont il était sénateur avant d’être le vice-président d’Obama.

Je serais très content si Trump est battu. Mais il n’a pas été chassé du pouvoir. Les petites gens comprennent que « l’ancien régime » mené par les démocrates est le même régime de Clinton et Obama, qui nous a donné Trump.



Quel rôle a joué l’argent dans cette campagne présidentielle ?

Les dépenses se sont comptées en milliards de dollars ! Et cela, depuis que Barack Obama, qui a renoncé au financement public des campagnes électorales pour pouvoir ramasser des fonds sans limite à Wall Street et dans le secteur privé. On connaîtra dans quelques semaines le bilan exact des collectes de fonds de Biden, mais il est déjà clair qu’il a battu tous les records. Il a été soutenu par Wall Street, par les banques et par les grandes entreprises. Et bizarrement, Trump, qui fait partie de l’oligarchie, a collecté moins d’argent que Biden.



Les États Unis sont-ils encore une démocratie ou une oligarchie ?

C’est une oligarchie.



Pourquoi ?

Nous n’avons jamais été une « vraie » démocratie. En partie à cause de la Constitution, qui donne à chaque État deux sénateurs. C’est ridicule ! Le Wyoming, qui compte moins de 600.000 habitants, a deux sénateurs, autant que la Californie, qui en compte 38 millions ! Par ailleurs, la Cour Suprême a ouvert la voie en 2010 à un financement des campagnes sans limites par les entreprises. La finance domine les élections par l’argent qu’elle donne aux candidats qu’elle choisit.

Bernie Sanders lors d’un meeting, le 26 février 2020, à Charleston.

Les États-Unis apparaissent très divisés. Certains disent même qu’il pourrait y avoir une sorte de guerre civile. La société est-elle fracturée à ce point ?

Oh oui. Cela a commencé dans les années 1980 avec les « nouveaux démocrates », une organisation formée par Clinton et d’autres personnages du Parti démocrate. Ils ont déclaré la guerre à la classe ouvrière aux États-Unis (rires), en faisant voter l’Alena — le traité de libre-échange entre États-Unis, Canada et Mexique —, en déréglementant le secteur financier, en détruisant la culture syndicale. Tout cela nous a menés à une division entre classes qu’on n’avait pas vue depuis les années 1930 ou avant. Il y a maintenant un écart énorme entre riches et classes moyennes et moyennes-pauvres. Cette énorme fracture nous a menés jusqu’à Trump, tellement les gens étaient furieux : voter Trump était une façon de dire : « Allez vous faire foutre avec vos prétentions de Hollywood. Et nous, si on doit être pauvres, au moins nous sommes armés contre les élites. »

Les démocrates, qui étaient auparavant le parti plus ou moins travailliste, ont anéanti la culture syndicale. Les syndicats aux États-Unis formaient un genre de gouvernement alternatif. Par exemple, les syndicats des travailleurs de l’automobile, l’UAW, avait un système d’éducation à part du système public. Être adhérent à un syndicat aux États-Unis vous rendait plus éduqué, permettait de participer aux débats. Aujourd’hui, on n’entend quasiment aucune voix syndicaliste.

Les petites gens — je les connais bien parce que j’ai fait beaucoup de reportages dans l’Ohio et ailleurs — se sentent complètement abandonnés par les deux partis politiques. C’est comme cela que Trump a pu remporter la victoire en 2016, même si le Parti républicain le déteste.



La campagne de Sanders a quand même révélé par deux fois — en 2016 et 2020 — la force d’un mouvement de jeunes, de femmes, de gens très à gauche, de leaders comme Alexandria Ocasio Cortez. Comment cela va-t-il peser à l’avenir ?

Le problème est que Biden a déjà son excuse. Il va dire aux progressistes : « J’aimerais bien faire plus de politique sociale, mais j’en suis empêché par la majorité républicaine. » C’est comme cela que Clinton s’était arrangé avec les républicains pour promulguer tous ses projets de loi, ce qui lui a gagné la faveur des riches. Et Clinton est devenu le champion des collectes de fonds chez les banquiers et les entreprises.

Mais ce que Sanders a fait — et ce qui effraie la sphère démocrate et républicaine —, c’est d’avoir établi un système de collecte de fonds en petites sommes d’argent. Donc, si Sanders lance un appel pour pousser la promulgation d’une nouvelle loi sur le Green New Deal ou pour améliorer le système de santé, de soins médicaux, il peut appuyer sur un bouton et demander ce soutien. Donc, il conserve une puissance qui reste une menace pour les centristes et les clientélistes du Parti démocrate. La question est : va-t-il pouvoir obliger Biden à l’entendre ou Biden va-t-il tout de suite faire de son mieux pour le balayer ?

  • Propos recueillis par Hervé Kempf

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