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Animaux

L’histoire de l’inexorable disparition des escargots hawaïens

L’extraordinaire diversité d’escargots endémiques de l’archipel hawaïen s’efface à vue d’œil. Ici, un spécimen de l'espèce Partulina mighelsiana.

Dans « Tout un monde dans une coquille », un « philosophe de terrain » raconte de façon passionnante l’inexorable disparition des escargots hawaïens — un effet, notamment de la colonisation.

Début 2019, un curieux événement avait fait la une de nombreux médias dans le monde. George, le dernier escargot arboricole de l’espèce Achatinella apexfulva, s’éteignait, après avoir vécu presque quatorze ans seul dans son terrarium, à Hawaï, où il faisait figure de célébrité locale depuis des années. Sitôt passé l’engouement médiatique pour sa mort, l’intérêt pour les escargots hawaïens disparut. Pourtant, George est loin d’être une exception. Comme le montre l’écologue australien Thom Van Dooren dans son ouvrage Tout un monde dans une coquille (La Découverte, 2023), l’extraordinaire diversité d’escargots endémiques de l’archipel hawaïen s’efface à vue d’œil… et dans l’indifférence quasi générale.

En l’absence de chiffres précis, Van Dooren brosse un rapide panorama de l’extinction de masse des gastéropodes hawaïens. À lui seul, le genre Achatinella compte neuf espèces — toutes en danger critique — contre quarante-et-un par le passé, dont celle de George. S’il est difficile d’obtenir des données exhaustives sur l’ampleur de l’extinction, il est aisé d’en déterminer les causes.

Comme souvent, cette extinction remonte à la colonisation étasunienne de l’archipel, au XIXᵉ siècle. Avant même qu’Hawaï ne soit officiellement annexé par les États-Unis en 1896, des colons y faisaient paître des troupeaux de bovins, qui ravagèrent les habitats des escargots. En parallèle, éblouis par la beauté des coquilles, des milliers de colons — scientifiques, missionnaires, écoliers, etc. — se mirent à collectionner les escargots. On peut mesurer les conséquences d’une telle pratique au nombre de coquilles par collections privées, 10 000 pour la plupart, certaines dépassant les 100 000.

Le coup de grâce se produisit cependant durant le dernier demi-siècle, avec l’arrivée d’un redoutable prédateur : l’escargot-loup rosé (Euglandina rosea). Introduit sur l’archipel en 1955 pour en éliminer l’escargot géant africain (Lissachatina fulica), lui-même importé quelques années plus tôt, l’escargot-loup rosé fit rapidement des escargots endémiques ses cibles favorites.

Rapide et capable de remonter les pistes de bave laissée par ses proies, il décima les populations locales de gastéropodes. De nos jours, l’escargot-loup rosé prolifère sur tout l’archipel. À défaut de pouvoir l’en éradiquer, les défenseurs des escargots hawaïens rapatrient ces derniers dans des lieux clos, rendant impossible leur accès à leurs prédateurs.

L’extinction des escargots touche de plein fouet la culture autochtone

Parmi ces défenseurs, on trouve, comme très souvent dans les colonies et ex-colonies, les indigènes, ici les Kanaka Maoli. Historiquement, les nombreux escargots de l’archipel, réputés bons chanteurs à leurs yeux, occupaient un rôle central dans leur culture et leur rapport à la terre.

Aussi l’extinction des escargots hawaïens touche de plein fouet la culture autochtone, elle-même profondément meurtrie par un siècle et demi de colonisation. C’est pourquoi les Kanaka Maoli ont été parmi les premiers à monter au créneau pour défendre les gastéropodes. Ce fut le cas durant le dernier quart du XXᵉ siècle dans la vallée de Makua.

Considérée comme sacrée par les Kanaka Maoli, cette vallée, située sur l’île d’Oahu, était, depuis la Seconde Guerre mondiale, propriété de l’armée américaine, qui en fit un terrain d’entraînement. À coups de roquettes, grenades, fusils et autres mitrailleuses, les militaires saccagèrent et souillèrent la vallée… et ses nombreux habitants à coquille.

La protection de ces derniers servit alors de point de départ à la reconquête de la vallée par les Hawaïens, liant, comme l’ont montré Roméo Bondon et Elias Boisjean dans un autre ouvrage, cause animale et lutte sociale. S’appuyant sur la règlementation environnementale américaine, un collectif indigène, Malama Makua, finit par obliger la plus puissante armée du monde à respecter les escargots menacés qui se trouvaient dans la vallée.

En 2004, faute d’avoir pu mener l’étude d’impact exigée par le tribunal fédéral d’Honolulu trois ans plus tôt, l’US Army cessa tout bonnement ses exercices militaires à Makua. Depuis lors, ceux-ci n’ont toujours pas repris et l’armée s’est même vue contrainte de subventionner la recherche et la protection des escargots sur l’archipel.

Seuls quelques peuples indigènes et des scientifiques marginaux semblent tenir à cette foule bigarrée — ici, un escargot de l’espèce (Achatinella lila), en danger critique d’extinction. David Sischo / Hawai Department of Land and Natural Resources

Pourtant, Makua est une victoire en demi-teinte pour les défenseurs de l’environnement, car aussitôt cette base fermée, l’armée américaine se replia sur l’une des 800 autres qu’elle possède de par le monde, en l’occurrence celle de Pagan dans les Mariannes du Nord, autre archipel relevant du Commonwealth américain.

Mais à Pagan aussi, on trouve des escargots et des insulaires prêts à les protéger, en s’appuyant sur l’expérience de Malama Makua ; de sorte que « ces escargots sont devenus des acteurs essentiels dans des projets de solidarité inter-îles en faveur de la démilitarisation ».

La recherche s’intéresse peu à ce qui grouille, rampe ou bave

Mais pourquoi s’obstiner à défendre les escargots ? À leur manière, ceux-ci nous offrent le miroir, écrit dans leur bave, d’un autre monde, plus désirable, du moins plus vivant. Pour l’apercevoir, il faut cependant passer outre le « biais invertébré » que relève Van Dooren.

Alors que les invertébrés constituent 99 % de la faune mondiale, moins de 1 % de l’état de conservation de ces espèces est connu ; à l’inverse, 90 % des mammifères, oiseaux et amphibiens, pourtant bien moins nombreux à l’échelle du globe, ont été décrits.

Cette méconnaissance des invertébrés, doublée de préjugés tenaces à l’égard d’un petit peuple qui grouille, rampe ou bave, a des effets concrets sur leur conservation : comme le constate amèrement l’auteur, « les invertébrés n’ont que très rarement bénéficié d’une quelconque parité par rapport à leurs homologues vertébrés en termes de préoccupations, de financement de la recherche ou d’intérêt du public ». De fait, à défaut d’être connus, les invertébrés meurent en silence…

Seuls quelques peuples indigènes et des scientifiques marginaux, dont une meilleure coopération sur la production et la transmission de connaissances est souhaitable, semblent tenir à cette foule bigarrée. Pourtant, son monde est riche de significations, pour qui prend la peine de les déchiffrer.

Chez les escargots, il faut prêter attention à la bave, « une substance riche d’histoire » qui, tout à la fois, « dresse la carte des lieux familiers, des partenaires potentiels, du regroupement convivial » ; en d’autres termes, elle compose l’Umwelt, le « milieu vécu », des gastéropodes.

Cette manière qu’a Van Dooren « d’apprécier les escargots selon leurs propres termes » rappelle le style à la fois scientifique et littéraire de la philosophe Vinciane Despret. En tentant d’adopter les langages et pratiques du monde animal, les récits que proposent ces auteurs dépassent l’étroite et pauvre perception anthropocentrée de la planète Terre.

Néanmoins, Van Dooren se montre beaucoup moins optimiste que Despret dans les fables qu’écrit cette dernière. Ou plutôt : son optimisme se mêle de manière indissociable au chagrin. Le dernier chapitre de son livre est consacré aux escargots survivants, réduits à vivre au mieux dans des exclos, au pire dans un camion transformé en laboratoire aux bons soins d’une équipe de scientifiques.

L’avenir bouché, ni les lendemains ni les escargots ne chantent, et pourtant l’espoir en ces temps de sixième extinction de masse subsiste ; il a seulement changé de forme. Au lieu de s’en remettre à une hypothétique amélioration à venir, les membres du Snail Extinction Prevention Programm cultivent un « espoir pratique et intensément ancré » en procurant aux escargots rescapés des « actes quotidiens d’attention et de soin ». En d’autres termes, ils « maintiennent ouvert le champ des possibles ».

Par temps de crise, l’espoir est « simultanément un travail de soin et de deuil ». Charlton Hee / Hawai Department of Land and Natural Resources

Un tel espoir n’a rien de naïf ; il se nourrit au contraire des innombrables pertes. Par temps de crise, l’espoir est « simultanément un travail de soin et de deuil », dans lequel la perte d’une espèce occupe une place centrale. Par-delà le chagrin qu’elle engendre, la perte provoque « une rencontre qui nous oblige à réévaluer notre place dans le monde, à affermir nos engagements, à changer nos pratiques ».

En 2021, le philosophe Baptiste Morizot appelait à « raviver les braises du vivant ». Tout un monde dans une coquille teinte ce manifeste d’une mélancolie porteuse d’espoir. Devant un monde – celui des escargots hawaïens – dont le feu s’éteint peu à peu, notre tâche est pareille à celle des Vestales antiques : entretenir les foyers subsistants pour maintenir vivantes d’autres espèces, et ouverts d’autres espaces, d’autres Umwelten qui résistent à l’homogénéisation du monde.


Tout un monde dans une coquille. Histoires d’escargots au temps des extinctions, de Thom Van Dooren, aux éditions La Découverte, collection Les Empêcheurs de penser en rond, août 2023, 376 p., 23 €.

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