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ChroniquePolitique

La déshérence des services publics met des vies en danger

Comment vivre dans les campagnes avec un système de secours défaillant ? Notre chroniqueuse raconte la façon dont les choix politiques de l’austérité créent, localement, des situations de danger vital.

Corinne Morel Darleux est secrétaire nationale à l’écosocialisme du Parti de gauche et conseillère régionale Auvergne - Rhône-Alpes.

Corinne Morel Darleux.

Dans le Diois, même si les sommets du Vercors sont soulignés délicatement d’une couche blanche de poudreuse, on peine à retrouver les grands frimas de l’hiver. Les températures restent désespérément douces, les raquettes gisent dans le placard. La montagne reste un territoire de randonnée dont on revient crotté de boue, privé de la joie de tracer ses empreintes dans la neige. Elle reste aussi un lieu dangereux pour les marcheurs, où maîtriser la culture du risque propre à la montagne est une nécessité à chaque pas. Mais parfois, le risque se présente là où on ne l’attendait pas.

Un voisin m’a raconté une histoire. Pas un conte — pas une « fake news » — mais une histoire vraie, vécue, avec de la chair et des larmes. Celle d’un accident banal et pourtant exceptionnel, comme l’est chaque vie dans sa singularité et sa valeur : sans prix. Jeudi dernier, un homme est passé à deux doigts de la mort. Je vous livre ce récit comme un témoignage concret, incarné, pour dessiller et rester éveillés sur ce que signifie vivre en zone rurale, montagnarde, isolée, à l’heure des fermetures de services publics de proximité et des réductions de budget.

Un hélicoptère lui aussi arrivé bien tard 

Jeudi matin, il est tôt. Il fait encore nuit. Un groupe d’amis se réchauffe autour d’un café noir avant de prendre la route. L’un d’eux semble particulièrement fatigué, son élocution est comme ralentie, un peu poisseuse. Appelons-le Yves. Ses amis mettent ça sur le compte de la fatigue, mais le gardent sous un œil vigilant. Yves a 67 ans. Il est en bonne condition physique, il ne boit pas, ne fume pas. Pourtant, ce matin-là, après avoir grimpé, il est victime d’une attaque cardiaque. Sa première alerte, il n’en avait jamais fait. Yves est conscient, ses amis appellent immédiatement les secours, censés intervenir en une heure. L’évacuation vers l’hôpital de Valence prendra finalement trois heures.

Entretemps, l’autoévaluation d’Yves sur l’échelle de douleur est passée de 5 à 9, au cours d’une descente ardue sur les sentiers. On est en montagne : pour déplacer la victime, il faut du courage, des muscles et de la volonté. L’adrénaline libérée par l’urgence aide un peu. La conscience que chaque minute compte aussi. Las, une fois arrivés en bas avec l’aide des pompiers, l’attente a continué. Il semblerait qu’il n’y avait pas de médecins urgentistes à Die ce jour-là. Les minutes ont défilé. Interminables, angoissées. Les pompiers sont des brancardiers — formés certes, mais ils ne peuvent pas médicaliser les accidentés. L’ambulance et le médecin urgentiste, qui, il y a quinze ans, suivaient dans le quart d’heure les pompiers, selon le témoignage d’un ancien professionnel, finiront par arriver et stabiliser l’état de la victime avant que l’hélicoptère ne puisse enfin la prendre en charge — hélicoptère lui aussi arrivé bien tard.

Des « effectifs mobilisables insuffisants » 

Aujourd’hui, Yves est en surveillance au service de réanimation de Valence. On lui a débouché une artère et posé deux stents. Il est tiré d’affaire. Mais d’autres Yves viendront, tant qu’il y aura des hommes et des femmes pour aimer, vivre et travailler dans le Diois. Des lycéens en section sport-nature, des férus d’escalade, des chasseurs montagnards, des artisans couvreurs ou plombiers, des petits vieux au pas mal assuré, des touristes amoureux du vol des vautours et des tapis d’Edelweiss sur le plateau du Vercors, des couples attendant un enfant privés de maternité…

À toutes celles et ceux-là, quel message envoie-t-on quand des services de chirurgie d’urgence ferment à l’hôpital de Die, fragilisant et allongeant encore plus toute la chaîne d’accès aux soins dans une zone éloignée et difficile d’accès ? Quel message leur est envoyé, quand les effectifs des Sdis (services d’incendies et de secours) sont sacrifiés sur l’autel de l’austérité ? Le département de la Drôme, à qui revient désormais la majeure partie du financement, peut bien parler de « mutualisation » et de « regroupements » pour mieux masquer la réalité : le résultat concret c’est 18 postes de pompiers professionnels qui ont encore été supprimés en 2016. La Cour des comptes alertait pourtant dès septembre 2013 sur des « effectifs mobilisables insuffisants » à Luc-en-Diois ou Saillans, et « inférieurs en journée à l’effectif requis selon le règlement opérationnel » à Die. Et on y ajoute une surcharge de travail ! Même la commission des finances du Sénat le dit : sur le transport sanitaire, par exemple, la « mutualisation » entre Sdis et Samu dans le Maine-et-Loire a dû être stoppée tant elle créait un engorgement ingérable pour les pompiers déjà sursollicités : en 2004, le rapport entre incendies et secours aux personnes était de 1 pour 6, en 2014 il est passé à 1 pour 12. Au total, en dix ans, les interventions des pompiers ont bondi de 20 %, quand, dans le même temps, leur budget n’a pas augmenté depuis cinq ans et que les effectifs ont au mieux stagné. Et on vient leur ajouter dans le Diois le transport par la route des femmes enceintes jusqu’à Crest avant que le Samu prenne le relais jusqu’à Valence. Comment dire…

« En même temps », on les laisse se débrouiller sans moyens 

Mais, dézoomons un peu… Du local au global, remontons donc la chaîne de responsabilité : le département fait des choix politiques en priorisant ses choix budgétaires, certes. Mais son enveloppe financière dépend aussi des orientations prises par le gouvernement. Or, Emmanuel Macron vient d’annoncer une nouvelle suppression de 13 milliards d’euros des dotations aux collectivités sur la durée du quinquennat, à laquelle vient s’ajouter la suppression de la taxe d’habitation et de nombreux contrats aidés… Et que dire des bureaucrates européens, bien loin de nos vallées, lorsqu’ils érigent en règle d’or la réduction des budgets publics ? Ou du plus proche président de région, Laurent Wauquiez, qui préfère gagner le « triple A » des agences de notation plutôt qu’investir dans le bien-vivre de la population et ne brandit la ruralité que pour mieux asseoir son pouvoir en supprimant tous les échelons locaux de concertation et d’animation ?

Quelque chose ne tourne pas rond dans nos campagnes. Pompiers, médecins, hôpital, transports, coordination et accès aux soins : la vitalité de nos lieux de vie ruraux passe par le maintien de services vitaux. Comme dans une cordée où chaque montagnard est interdépendant de celles et ceux qui lui sont liés, chaque maillon est un rouage indispensable. Qu’il en manque un, et c’est toute la chaîne de secours qui est paralysée. Tout accroc, tout retard menace la chance de survie. Jeudi, le protocole a failli. Non faute de négligence ou de compétences, mais faute de moyens. On demande aux pompiers de pallier tous les manques, on les vante quand ils affrontent le danger, et « en même temps » on les laisse se débrouiller sans moyens. On demande aux médecins-urgentistes de prendre le relais des services hospitaliers fermés. L’hélicoptère doit prendre en charge aussi bien les accidents de la route que le travail en cours des femmes enceintes. Fatalement, à un moment, ça ne tient plus. Et tirer sur la corde finit par créer une tension. Tension qui a bien failli, dans le Diois, coûter la vie à un homme jeudi dernier.

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