La fermeture des frontières place les migrants à la merci du changement climatique

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Climat Monde Politique MigrationsDans le monde, 40.000 km de murs séparent les peuples et les empêchent de migrer pour s’adapter aux effets du changement climatique. Ces politiques restrictives aux frontières aggravent l’exposition et la vulnérabilité aux aléas, en piégeant des populations dans des endroits où elles sont en danger.
Le mur de Berlin est tombé il y a 31 ans en Allemagne, mais des « murs de la honte » continuent d’être érigés pour séparer des peuples. Des dizaines de milliers de kilomètres de barrières ont été bâtis entre les États-Unis et le Mexique, Ceuta (Espagne) et le Maroc, la Serbie et la Hongrie, ou encore entre la Bulgarie et la Turquie. En France, le Royaume-Uni a construit un « mur de protection anti-migrants » d’un kilomètre de long à Calais.
« Tous les murs du monde mis bout à bout atteignent 40.000 km de long, soit l’exacte distance de la circonférence de la Terre, dit François Gemenne, chercheur à l’Université de Liège et spécialiste des migrations. Ces murs symbolisent l’état actuel des politiques frontalières, un peu partout dans le monde : elles sont extrêmement restrictives et visent à décourager et empêcher toute velléité de migration. »
En France, Darmanin durcit encore la ligne
Depuis sa prise de fonction, en juillet dernier, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a durci la ligne du gouvernement français sur l’immigration. Il a provoqué une valse des directeurs au sein de la Direction générale des étrangers en France (DGEF), qui gère les questions relatives aux droits des étrangers. Ceux qui étaient perçus comme provenant de cabinets de gauche ont été débarqués.
L’ancien maire de Tourcoing a interdit le 10 septembre aux associations non-mandatées par l’État de distribuer des repas aux personnes migrantes à Calais, « pour mettre fin aux troubles à l’ordre public et limiter les risques sanitaires liés à des rassemblements non déclarés ». Devant l’Assemblée nationale, il s’est aussi félicité d’avoir ordonné, dès le lendemain de sa prise de fonction, en juillet, l’expulsion d’un campement dans la même ville, habité par plus de cinq cents exilés souhaitant traverser la Manche et rejoindre l’Angleterre.

Une récente étude, menée par des chercheurs de l’Université de Princeton (New Jersey) et publiée le 12 octobre, montre que ces politiques laissent des populations entières à la merci des effets du changement climatique. « Ces politiques aux frontières augmentent nettement l’exposition et la vulnérabilité, piégeant des populations dans des endroits où elles sont plus en danger que si elles avaient migré », écrivent ses auteurs.
Les chercheurs rappellent que les effets du changement climatique peuvent entraîner des mobilités forcées ou volontaires, à court ou à long terme. « Le stress environnemental est depuis bien longtemps un facteur de migration mais il est rarement l’unique facteur qui pousse des individus à quitter leur terre d’origine, précise Alice Baillat, experte à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et chercheuse associée à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS). Les dynamiques migratoires sont complexes et le stress environnemental s’ajoute bien souvent à d’autres facteurs d’ordre économique, politique, démographique, social ou encore culturel. Il aggrave bien souvent une insécurité et des vulnérabilités pré-existantes. »
« Les problèmes se cognent entre eux »
« Certains d’entre nous viennent de pays où il ne pleut plus, où les bêtes et les récoltes sont devenues trop maigres pour nourrir la population. D’autres ont vécu la mort, des crises politiques et risquent de graves représailles. Les problèmes se cognent entre eux », expliquait Amara, demandeur d’asile vivant au collège Maurice-Scève, un squat situé à Lyon, en novembre 2019.
La migration est souvent multifactorielle, donc, mais à mesure que la planète se réchauffe, le facteur climatique contribue de plus en plus nettement aux déplacements des populations. « C’est le cas en Afrique subsaharienne, où plus de la moitié de la population dépend de l’agriculture comme moyen de subsistance, poursuit Alice Baillat. Ce secteur est le plus touché par le changement climatique, les terres deviennent incultivables, alors les paysans sont contraints de partir. »
Pour François Gemenne, si les migrations sont généralement présentées comme un constat d’échec face aux effets du changement climatique, elles constituent au contraire « une stratégie d’adaptation face à des sécheresses, des inondations, ou par anticipation de changements irréversibles comme la montée des océans. Dans certaines situations extrêmes, elles sont d’ores et déjà considérées comme telles, comme dans les petits États insulaires qui prévoient de déplacer leur population face au risque de submersion. »

Les recherches menées par l’Université de Princeton révèlent que les politiques frontalières restrictives empêchent les populations de migrer « vers des zones où elles sont moins exposées et vulnérables que dans leur pays d’origine ». Ce faisant, elles sont « enfermées » — surtout les plus pauvres — dans des régions où les conditions climatiques sont extrêmes, où la sécheresse sévit, où l’eau monte dangereusement. En d’autres termes, « en rendant la tâche plus compliquée à celles et ceux qui déploient la migration pour s’adapter, ces politiques mettent leurs vies en péril », poursuit François Gemenne.
Et « si ces personnes parviennent tout de même à migrer malgré les politiques restrictives, leur itinéraire s’avère plus périlleux et les conditions dans lesquelles elles sont accueillies sont dégradées : souvent, les camps de réfugiés sont installés dans des endroits hostiles, très exposés aux effets du changement climatique », remarque François Gemenne. C’est notamment le cas des réfugiés Rohingyas parqués dans des camps, au Bangladesh, où ils sont fortement vulnérables aux cyclones et aux inondations côtières.
Les diasporas, sources de revenus
En outre, l’étude réalisée par les chercheurs de l’université de Princeton met en lumière les bienfaits de l’ouverture des frontières et des diasporas dans le développement des pays d’origine et de destination. « Lorsque les gens sont autorisés à se déplacer librement, ils ont tendance à envoyer plus d’argent à leurs proches, ce qui constitue une importante source de revenus pour le pays d’origine », écrivent-ils.
Ces transferts de fonds — les virements financiers des migrants vers leurs proches restés au pays — représentaient 529 milliards de dollars en 2018, uniquement pour les montants déclarés, ce qui en fait la principale source de financement extérieur des pays à revenu faible et intermédiaire. En Haïti ou au Népal, ils représentent, voire dépassent actuellement 25 % du PIB. Cette manne « constitue un levier fort de développement des pays d’origine, et pourrait permettre de réduire leur vulnérabilité aux effets du changement climatique », disent les chercheurs. Lesquels ajoutent que les transferts entre les pays de destination et d’origine peuvent aussi prendre la forme de compétences et de savoirs.
« Dans bien des cas, la migration permet de réduire les vulnérabilités et de s’adapter aux changements climatiques, estime Alice Baillat. Plutôt que de fermer les frontières, il faut donc encourager les États à travailler ensemble au niveau régional pour faciliter des voies de migrations plus sûres, plus régulières et plus ordonnées. C’est d’ailleurs l’objectif du Pacte mondial pour les migrations adopté par les États en décembre 2018, qui reconnaît les changements climatiques et les catastrophes comme facteurs importants de migration. »
Des migrations saisonnières efficaces
Plusieurs solutions se dessinent déjà, « sous forme d’assurances, d’arrangements bilatéraux, mais elles ne sont pas suffisamment connues et soutenues », regrette Mariam Traoré Chazalnoel, experte à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). « Les migrations saisonnières ou circulaires, par exemple, sont efficaces pour échapper temporairement à des zones exposées à des risques environnementaux ou éprouvées par des catastrophes naturelles », dit François Gemenne.
Comme le montre l’Atlas des migrations environnementales (ed. Presses de Sciences Po, 2016), en 2007, la Nouvelle-Zélande a ainsi lancé un programme qui offre des emplois à jusqu’à 9.000 habitants des îles du Pacifique, en proie à la montée des eaux, pour combler des pénuries de main-d’œuvre saisonnière dans l’horticulture et la viticulture. Au Tadjikistan, face à la sécheresse, au manque d’eau, à la pénurie de terres agricoles ou aux fluctuations anormales de précipitations et de températures, les hommes ont adopté une migration pendulaire de travail, cette solution devenant même parfois une composante stable de l’économie des ménages.
Le 26 février 2020, à Khartoum (Soudan) sept pays est-africains [1] membres de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) ont adopté un protocole sur la libre circulation des personnes et la transhumance. « C’est un traité important, puisqu’il organise et améliore notamment la mobilité et la migration transfrontalières des bergers, très touchés par la sécheresse », se réjouit François Gemenne.
Planifier les déplacements pour faire face aux catastrophes à venir
Anticipant l’intensification des catastrophes naturelles, des pays comme le Cambodge, les Maldives, le Mozambique, le Zimbabwe et l’Uruguay ont planifié des systèmes de relocalisations — de déplacements provisoires de populations en détresse — pour organiser une évacuation et des réponses d’urgence, afin de sauver des vies et d’empêcher des déplacements forcés. La France, quant à elle, préside actuellement la Plateforme sur les déplacements liés aux catastrophes naturelles (PDD), qui vise à améliorer la protection des personnes déplacées dans un contexte de catastrophes et de changements climatiques.
Pour François Gemenne, en plus de renforcer ces initiatives, « il convient aussi de réaliser, face aux phénomènes des migrations environnementales, que les pays développés ont une responsabilité énorme et historique dans le changement climatique. Dresser des murs pour laisser dehors les habitants de pays plus pauvres et plus vulnérables qui en sont victimes, ça revient à fermer les yeux sur cette responsabilité. »

« Tout comme le nuage de Tchernobyl, les émissions de gaz à effet de serre ne s’arrêtent pas aux frontières nationales, renchérit Alice Baillat. Les émissions des pays occidentaux ont des répercussions dramatiques à l’autre bout du monde, sur des populations qui bien souvent sont les moins responsables du problème climatique. Nous devons prendre en compte cette responsabilité et ces inégalités face aux changements climatiques dans la gestion des frontières, et fonder cette dernière sur la solidarité et le respect des droits humains des migrants, plutôt que sur des idées reçues sur l’immigration véhiculées par certains à des fins politiques. »
En somme, face au changement climatique, perçons des portes et des fenêtres dans les murs « anti-migrants », plutôt que d’en ériger de nouveaux.