La panthère des neiges : sur la piste d’un « fantôme lointain dans le blizzard »

La panthère à l'affiche du documentaire. - © Haut et court
La panthère à l'affiche du documentaire. - © Haut et court
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La réalisatrice Marie Amiguet a suivi le photographe Vincent Munier et l’auteur Sylvain Tesson sur la piste tibétaine de la panthère des neiges. Elle raconte à Reporterre cette rencontre au sommet, son écologie et son attraction pour les gens passionnés.
Marie Amiguet est une réalisatrice franco-suisse, biologiste de formation puis diplômée d’un master de cinéma animalier. Après avoir travaillé sur les loups avec Jean-Michel Bertrand, elle rencontre Vincent Munier en 2017 avec qui elle signe Le Silence des bêtes, coup de gueule contre le braconnage des lynx, puis part au Tibet filmer La Panthère des neiges.
Reporterre — Comment est venue l’idée de ce documentaire ?
Marie Amiguet — Vincent [Munier] m’a contactée. Il avait vu mon travail sur le documentaire de Jean-Michel Bertrand, La vallée des loups, et cherchait quelqu’un pour l’aider à réaliser son projet de film au Tibet. Vincent avait déjà fait cinq voyages d’un mois au Tibet — le premier en 2011 —, pendant lesquels il avait accumulé beaucoup de photos et de vidéos animalières. Je n’aspirais plus à voyager loin pour de courts séjours, mais j’ai finalement accepté parce que je me doutais que la rencontre entre ces deux hommes — Vincent Munier et Sylvain Tesson — serait riche de sens. Et même si je n’imaginais pas la voir, la panthère était un rêve servi sur un plateau.
Sylvain et moi avons donc participé aux deux derniers voyages au Tibet, guidés par Vincent et avec l’aide précieuse de Léo-Pol Jacquot, notre assistant de réalisation. Le premier a eu lieu en février 2018, au moment du rut de la panthère. C’est ce voyage qui a inspiré à Sylvain l’écriture du récit La Panthère des neiges. Plus tard, nous avons rencontré les producteurs de Paprika films qui nous ont proposé de porter le film au cinéma. L’exigence étant montée d’un cran, nous sommes retournés tous les quatre au Tibet en octobre 2019 pour compléter nos images, ce qui explique que certaines séquences du film ne soient pas racontées dans le récit de Sylvain.

Comment s’est passée votre rencontre avec la panthère des neiges ?
Ça a été un cadeau, un moment où l’on se dit « je suis au bon endroit au bon moment et je ne voudrais être nulle part ailleurs ». C’était en plein hiver. Nous étions sur un plateau à 4 600 mètres d’altitude où il faisait - 25 °C. Vincent avait repéré la panthère de très loin trois jours plus tôt, mais elle s’était volatilisée le temps qu’on trouve un point de vue plus proche pour l’observer. On l’a revue deux jours plus tard, fantôme lointain dans le blizzard. Elle a traversé un vallon en dessous d’un troupeau de bahrals, à 300 mètres de nous, avant de disparaître sur une crête. Puis, à trois jours de notre retour en France, elle a tué un yack à moins de 100 mètres d’une grotte où nous avions décidé de dormir, et on l’a revue.
Lorsqu’elle nous est apparue, j’étais évidemment très concentrée à capter les émotions de Vincent et Sylvain avec ma petite caméra. Au bout de quelques minutes, Vincent a regardé la caméra et m’a dit : « C’est bon Marie, arrête de filmer, tu dois en profiter aussi. » J’avais visionné avant de partir de très belles images de panthères captées au cours des précédents voyages de Vincent et la rencontre était peut-être un peu moins forte pour moi que pour eux. Je l’avais déjà tellement vue, déjà rêvée… Mais j’ai été très émue de découvrir l’animal à travers les yeux embués de Vincent, qui avait gagné son pari, et ceux de Sylvain, qui nous a confié : « C’est le plus beau jour de ma vie depuis que je suis mort » — en référence à son accident d’il y a quelques années.
Vos derniers documentaires, en tant que coréalisatrice pour La Panthère des neiges (2021) et cadreuse pour Marche avec les loups (2018) et La vallée des loups (2016) de Jean-Michel Bertrand, racontent la quête d’hommes qui cherchent à rencontrer des prédateurs. Pourquoi ?
Je suis attirée par les gens passionnés. Ils donnent à la vie des couleurs nouvelles. Il y a quelque chose de magique à voir quelqu’un s’émerveiller comme un enfant. Ils me donnent l’espoir et l’énergie de continuer à me battre pour le vivant. Et puis c’est plus facile pour moi, qui ne suis pas naturaliste, de partir à la rencontre d’animaux qui me fascinent dans les pas de connaisseurs. Je suis sûre de ne pas faire de bêtises.

Mais j’ai une relation un peu paradoxale à la quête. Pour moi, elle n’a de sens que si elle est partagée, si elle porte des valeurs. Aller chercher un animal rare parce qu’on l’a vu dans un magazine et qu’on peut se payer un voyage à 10 000 euros, ça ne me parle absolument pas. Si l’on me payait demain pour « avoir la chance de voir les derniers ours polaires » du Spitzberg, je n’irais pas. Jean-Michel Bertrand, lui, a beaucoup voyagé avant de se dire que là où il se sentait bien, c’était la vallée du Champsaur où il a grandi. Il s’est demandé s’il ne pourrait pas y rencontrer le loup, revenu par l’Italie. J’ai adoré ce pari aux portes de nos maisons.
Dans ces films, l’affût et donc l’attente tiennent une part importante…
L’affût ou du moins la patience et la discrétion sont nécessaires pour voir n’importe quel animal, même un chevreuil. Il faut attendre, plus ou moins longtemps selon l’animal qu’on recherche et qu’on ne verra peut-être jamais ! Les temps d’affût m’ont manqué ces trois dernières années passées derrière mon ordinateur. J’aime particulièrement les affûts longs de plusieurs jours, où l’on dort à la belle étoile. On est seul, on n’a pas trop le droit de bouger, on reste là à attendre en espérant qu’il se passe quelque chose. Dans la tête, il se passe plein de choses : de l’ennui, des pensées négatives au début. Puis, au bout d’un moment, l’esprit s’apaise, les pensées deviennent claires. On se met au diapason de l’énergie du lieu, on se sent bien et on n’a plus envie de partir. J’en ressors toujours heureuse même lorsque je ne vois rien. Mais si l’on a la chance de recevoir une visite, alors c’est la panthère sur le gâteau ! C’est aussi un prétexte pour être dehors et seule. En prenant le temps d’observer les autres, on s’observe soi-même.
Mais je ne suis pas aussi mordue que Vincent qui est capable d’y aller tous les jours. J’aime aussi consacrer mon temps à la lecture, au bricolage, au jardinage, à l’escalade et au parapente. J’aime aussi imaginer les animaux ; ou bien je les rencontre en rêve et c’est parfois plus fort qu’en vrai. J’ai beaucoup rêvé des loups et de la panthère. Quand je me balade dans les Hautes-Alpes, dans les coins où Jean-Michel et moi avons tourné, je ne suis pas obsédée à l’idée de voir des loups. Je suis contente qu’ils habitent ces forêts, je suis heureuse de trouver une crotte, ce serait évidemment une surprise inouïe de les voir, mais je ne les cherche pas.
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Dans votre film Au retour des loups, vous vous intéressez aussi à la question de la cohabitation entre les loups et les humains sur un même territoire.
Les loups ont été exterminés en France. Pendant soixante ans, il n’y en a plus eu sur le territoire. Des familles entières d’éleveurs ont pris l’habitude de lâcher leurs troupeaux dans la montagne, d’aller les voir tous les trois quatre jours et de ne les récupérer qu’à la fin de l’estive. Les troupeaux ont grossi et les bergers sont moins nombreux qu’avant. Les lignées de bons chiens de berger ont été perdues. Avec le retour du loup, ça ne marche plus. C’est un animal opportuniste, et une brebis est plus facile à attraper qu’une biche, un chevreuil ou un sanglier. En particulier pour les jeunes louvards, qui sont chassés de la meute et apprennent à chasser. Il faut donc réapprendre un métier qu’on a oublié.
Une minorité d’éleveurs sont carrément contre le retour du loup et ne veulent pas en démordre. Certains refusent même d’appliquer les mesures de prévention — rentrer les animaux en enclos le soir, embaucher chiens de protection et aide-bergers — alors que 80 % de tous les frais engagés sont remboursés par l’État — 100 % dans les parcs nationaux. Une poignée se radicalise. Des gens violents profèrent des menaces de mort contre les loups ou les défenseurs des loups et braconnent impunément une espèce protégée à l’échelle européenne, comme cette louve qui a été pendue en septembre devant la mairie de Saint-Bonnet-en-Champsaur dans les Hautes-Alpes. Tout ceci est largement relayé par les médias, les méfaits restent impunis et les politiques préservent leur électorat et n’osent pas faire de vagues face à la violence d’une minorité. Tandis que ceux qui cohabitent avec les loups, qui travaillent dur pour y arriver, n’osent même pas prendre la parole pour éviter des représailles. Nous l’avons vécu avec un ami berger. Les éleveurs qui l’embauchaient ne l’ont pas repris suite à son témoignage, alors que c’est lui qui perdait le moins de brebis et faisait le mieux son travail. Le loup est devenu politique.
Après deux films sur ce sujet, Avec les loups et Au retour des loups, j’ai dû prendre de la distance. Cette violence m’a vraiment affectée, blessée. Le loup raconte beaucoup de l’arrogance et de l’intolérance de l’homme et de la fragilité de nos modèles économiques où l’on pousse les paysans à bout. Heureusement, les mentalités évoluent. Le loup a quand même meilleure presse qu’il y a dix ans. J’ai aussi fait de belles rencontres, comme Karine Ifourah, qui fait de la médiation dans les lycées agricoles auprès de jeunes qui ont grandi dans ce discours selon lequel il faut préserver une montagne « propre », sous-entendu sans prédateurs. Le dialogue est nécessaire en dehors des réseaux sociaux agressifs et clivants. La société souffre du manque de débats ouverts et apaisés, de référendums, de dialogue les yeux dans les yeux, du regard des philosophes.

Considérez-vous votre activité de documentariste comme écologiste ?
Depuis l’enfance et plus encore depuis mes études de biologie, je suis terriblement affectée par la dégradation des conditions sociales et environnementales. Je ne lis quasiment que des livres sur l’écologie, la nature, les luttes sociales. Sans le savoir, je crois que j’ai toujours été écolo dans l’âme. Mais ce terme est tellement utilisé, galvaudé et critiqué que j’aimerais en trouver un autre qui signifierait simplement amour et respect du vivant, qu’il soit humain ou non-humain. Cet amour et ce respect, j’essaie de les transmettre dans mon travail, tout comme mon ras-le-bol et mes coups de gueule.
Je suis d’une génération de l’image. Les documentaires animaliers et ethnographiques de la Cinquième [la chaîne qui a précédé France 5] ont beaucoup contribué à ma sensibilité. Certains Walt Disney également, des fictions comme Gorilles dans la brume sur la vie de Dian Fossey, La Belle Verte… et des documentaires comme Le peuple migrateur et Océans de Jacques Perrin. Plus récemment, j’ai été marquée par Green, un film muet sur des orangs-outans victimes de déforestation, par les films de Marie-Monique Robin, par Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent… S’il n’y avait pas eu ces films, je ne sais pas si j’aurais rêvé autant et si j’aurais été aussi loin dans mon travail. Le cinéma permet de se mettre à la place des autres. Il fait appel à notre capacité empathique en nous faisant nous identifier aux personnages, qu’ils aient le rôle des gentils ou des méchants. C’est pourquoi le cinéma comme la télé sont des outils formidables. Mais ils peuvent aussi devenir des outils dangereux de propagande et d’entretiens de peurs irrationnelles, on le voit avec les loups, avec les personnes migrantes sur certaines chaînes qui ne veulent que faire du buzz.

La Panthère des neiges, de Marie Amiguet et Vincent Munier. Au cœur des hauts plateaux tibétains, le photographe Vincent Munier entraîne l’écrivain Sylvain Tesson dans sa quête de la panthère des neiges. Il l’initie à l’art délicat de l’affût, à la lecture des traces et à la patience nécessaire pour entrevoir les bêtes. En parcourant les sommets habités par des présences invisibles, les deux hommes tissent un dialogue sur notre place parmi les êtres vivants et célèbrent la beauté du monde.
Au cinéma le 15 décembre 2021.