La souffrance au travail gagne les chambres d’agriculture

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Agriculture Emploi et travailLes chambres d’agriculture sont un rouage essentiel du système agricole français. Alors qu’elles vivent une réorganisation interne et que la situation des agriculteurs se dégrade, la souffrance au travail gagne de plus en plus de salariés.
« La corde est bien tendue, elle est en train de s’effilocher. » C’est Annabel Foury, secrétaire nationale du syndicat FGA (Fédération générale de l’agroalimentaire)-CFDT, qui dresse ce diagnostic. Pourtant, il n’existe aucune statistique nationale officielle sur la situation des plus de 8.000 salariés des chambres d’agriculture, répartis en 103 établissements.
« Nous n’avons ni comité d’entreprise (CE) ni comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), nous ne disposons donc d’aucun indicateur concernant les questions de santé au travail », explique la syndicaliste. En 2017, la FGA-CFDT a donc effectué sa propre enquête, d’après laquelle « plus de 75 % des salariés indiquent une charge de travail importante ou excessive, 89 % des salariés font des heures supplémentaires chaque semaine, et près de 70 % des salariés signalent une dégradation des conditions de travail ».
Créées au début du XXe siècle, les chambres d’agriculture sont des sortes de courroies de transmission de la politique agricole nationale vers les agriculteurs. Chaque chambre est administrée par des représentants syndicaux élus tous les six ans lors d’élections professionnelles. La FNSEA et ses élus contrôlent aujourd’hui la quasi-totalité des chambres, sauf celles du Calvados, du Lot-et-Garonne et de la Charente (dirigées par la Coordination rurale), ainsi que celle du Puy-de-Dôme (alliance Coordination rurale et Confédération paysanne).
« On demande toujours plus d’efforts aux salariés, mais sans reconnaître le travail qu’ils effectuent »
« Le premier objectif était que les productions de la recherche et développement scientifique soient expérimentées afin de s’assurer qu’elles bénéficient aux agriculteurs et qu’ils puissent les adopter », dit Régis Dubourg, directeur de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA, qui regroupe les chambres à l’échelle nationale). Concrètement, que ce soit pour s’installer, transmettre son exploitation, obtenir des conseils techniques, économiques, sur la commercialisation des produits, etc. c’est vers les chambres que les agriculteurs se tournent en premier lieu. Parmi leurs nombreuses missions, elles jouent également un rôle d’interlocuteur et d’appui technique entre la profession agricole, l’État et les collectivités.
« Les chambres d’agriculture sont un outil essentiel : sur le terrain, les techniciens et l’accompagnement qu’ils mettent en œuvre fonctionnent bien, assure Yannick Becker, élu de la Confédération paysanne dans les Alpes-de-Haute-Provence, même si, côté politique, les orientations prises peuvent aller contre le modèle que l’on défend et contre les intérêts des paysans représentés. »
Mais, depuis quelques années, un malaise général s’y est développé, selon les responsables syndicaux que nous avons interrogés. « On demande toujours plus d’efforts aux salariés, mais sans reconnaître le travail qu’ils effectuent, sans augmentation effective de salaire depuis cinq ans, et sans leur dire où va leur entreprise », analyse Annabel Foury.
« Dans la nouvelle organisation, il y a davantage de chefs, et moins de gens sur le terrain »
Dans la Vienne, en 2017, la chambre annonce un déficit de 700.000 €. La direction veut supprimer trois postes pour y faire face. « En vérifiant, il s’agissait de 400.000 € seulement », observe Chantal Dehalle, salariée et membre de la FGA-CFDT. « Nous avons protesté mais les licenciements ont eu lieu. Depuis, il y a un flottement : les gens se désinvestissent, remettent en cause leur travail… Dans la nouvelle organisation, il y a davantage de chefs, et moins de gens sur le terrain. À un moment, ça va craquer. » Depuis, le directeur de la chambre a lui aussi été licencié. Mais avec un beau pactole, que lui assure le statut des directeurs de chambre : 916.000 euros, entre l’année de préavis, l’indemnité de départ, et le chômage qu’il touchera jusqu’à sa retraite (d’après la presse locale).
Aude Chiron, également membre de la FGA-CFDT, ne ménage pas ses mots. « Moi je m’en vais, je suis lasse, j’ai fait tout ce qui était physiquement et psychologiquement possible face à ce rouleau compresseur. Je sors de là comme d’un coma. » Après 15 ans de services comme architecte paysagiste, elle quitte la chambre d’agriculture de Loire-Atlantique.
La goutte d’eau qui a fait déborder le vase de son exaspération, c’est la régionalisation : depuis le 1er janvier dernier, les salariés des chambres départementales de la région Pays de la Loire sont passés sous le giron de la chambre régionale (mais pas les élus, qui restent départementaux). Des regroupements ont ainsi lieu au sein des régions, ou entre deux voire trois départements seulement. « Connaître la personne qui fait le même travail que vous dans un autre département ou acheter les mêmes logiciels, ce n’est pas idiot. Sauf que là, ils font tout au rabais : les conditions d’emplois sont alignées sur celles du département qui était le moins avantageux », critique-t-elle.
La situation des agriculteurs sert d’argument à la baisse des conditions de travail
« Nous incitons les chambres à mutualiser les compétences, notamment en ce qui concerne les services supports, au niveau des régions. Mais les chambres départementales et leurs élus restent ordonnateurs et responsables de leurs dépenses », explique Régis Dubourg. Les salariés, eux, ont du mal à comprendre ces évolutions. « Les élus agriculteurs n’ont pas les idées claires sur ce qu’ils veulent faire ou ne plus faire. Ils essaient de courir tous les lièvres à la fois : les salariés répondent à toutes les injonctions et s’épuisent », selon Annabel Foury.
Ils constatent aussi l’évolution de leurs conditions salariales. En Loire-Atlantique, la régionalisation entraîne diminution du nombre de jours de RTT et augmentation de la charge horaire, explique Aude Chiron. « Alors qu’on ne comptait déjà pas nos heures : on pouvait aller un samedi matin chez un agriculteur si besoin. En contrepartie, on avait quelques conditions avantageuses qui nous permettaient de nous ressourcer à l’extérieur. C’était donnant-donnant. »

Au contraire, la situation des agriculteurs sert d’argument à la baisse des conditions de travail. « On dit aux salariés de chambre : “Vous êtes bien lotis, vous travaillez dans un bureau, vous avez un salaire. Alors, vous n’avez pas le droit de dire que ça ne va pas. Les agriculteurs, eux, bossent bien plus et ont un revenu minable.” Alors les gens ne disent rien et développent des maladies », avance Annabel Foury.
« On a de plus en plus de signalements de salariées en épuisement professionnel, ou qui démissionnent car ils voient qu’ils n’ont plus d’avenir ici », poursuit-elle. Plus mesurée, son homologue du Syndicat national du conseil agricole et rural (SNaCAR CFE-CGC) parle simplement de « difficultés liées à la mutation des chambres ». « Tous les changements créent des inquiétudes, pour tout le monde. On doit l’accepter et l’accompagner », réagit de son côté Régis Dubourg, mentionnant des « instances de rencontre des représentants du personnel pour porter les difficultés perçues ».
Les chambres d’agriculture sont considérées comme des chambres consulaires
Annabel Foury conteste : « Les chambres de la région Bretagne ont fusionné le 1er janvier 2017. Cela a entraîné un nombre d’arrêts maladie exceptionnel, la MSA [Mutualité sociale agricole, la Sécurité sociale du secteur] est intervenue. Quand vous n’avez pas les moyens d’exprimer vos inquiétudes, ça crée des tensions. »
« Les chambres sont malgré tout un bon outil. Et puis, nous avons une conscience professionnelle, nous n’allons pas délaisser les agriculteurs », maintient Aude Chiron. Mais elle pointe un manque total d’intelligence dans la gestion des « ressources humaines ». « Nous avions des gens compétents. Aujourd’hui, on dit aux diplômés des écoles d’agronomie : “Allez vous former trois ans en chambre, et puis cherchez un boulot ailleurs.” »
Confrontés à un public en situation critique (le taux de suicide des agriculteurs est 20 % supérieur à la moyenne), les salariés doivent aussi faire avec une législation compliquée. Les chambres d’agriculture sont considérées comme des chambres consulaires (comme les chambres de commerce et d’industrie, et les chambres des métiers et de l’artisanat) : la majorité des salariés relèvent du droit privé, mais les fonctions administratives (environ un quart des effectifs) relèvent d’un « statut » parfois incomplet. Par exemple, comme le relevait Le Figaro, il ne reconnaît pas la maternité…
Malgré tous ces problèmes, la contestation reste discrète. Beaucoup n’osent pas parler, craignant les représailles et le rapport de force défavorable aux salariés (voir ci-dessous). « La culture syndicale est très différente d’un département à l’autre. Certains acceptent tout. Nous, on ne craint rien, on est dans notre droit », affirme Aude Chiron.
LE CALVAIRE D’UNE SALARIÉE DE LA CHAMBRE D’AGRICULTURE DES PYRÉNÉES-ATLANTIQUES
Corinne Leca est entrée à la chambre d’agriculture des Pyrénées-Atlantiques en 2002 comme directrice adjointe, la numéro 2 de l’établissement. « Ça a été un peu difficile de m’intégrer au départ, j’étais la plus jeune et la seule femme. Mais après un an, j’étais acceptée », raconte-t-elle. Puis, un nouveau directeur est arrivé. « Rapidement, il a arrêté de m’informer, me demandait de faire certaines choses puis les oubliait… » La situation s’est vite dégradée. « Et j’ai craqué. Des collègues m’ont dit que j’étais harcelée, et le médecin du travail que je ne m’en sortirai pas sans quitter l’entreprise. » En avril 2016, la MSA l’a déclarée « inapte à tous postes dans la chambre d’agriculture des Pyrénées-Atlantiques ».
« Le médecin m’a dit que dans un mois je serais licenciée et pourrais reprendre ma vie. » Or, cela fait presque deux ans, et Corinne Leca n’a toujours pas été licenciée. Elle ne touche plus son salaire ni d’indemnité (la chambre d’agriculture possède sa propre caisse de chômage), et ne peut pas s’inscrire à Pôle emploi ni travailler ailleurs puisque son contrat n’est pas rompu. « Le premier sentiment, c’est la culpabilité, je pensais que je n’avais pas été assez forte, confie-t-elle. Et puis, on devient fou : pourquoi ils me font ça, pourquoi personne ne bouge ? Je pensais être protégée par le droit du travail, en fait non. J’ai dû passer par des procédures extrêmement complexes, coûteuses et longues. »
« Le Code du travail prévoit que lorsque l’inaptitude est déclarée par la médecine du travail, l’employeur a un mois pour reclasser ou licencier le salarié inapte. Passé ce délai, il doit reprendre le versement des salaires. Or, cette disposition n’a pas été reprise dans le statut du personnel des chambres », expliquent les délégués syndicaux SNaCAR de Pau. Selon Xavier Terquem, l’avocat de Corinne Leca, c’est la jurisprudence propre aux agents de service public qui s’applique : « Lorsqu’un agent est déclaré inapte, l’employeur doit licencier. Mais il n’a pas l’obligation de reprendre la paie au bout d’un mois si la procédure n’est pas terminée, comme dans le droit privé. »
« Si des gens à la direction n’ont aucune moralité, personne ne peut les arrêter »
Pendant presque deux ans, en interne puis devant la justice, la chambre a fait durer cette situation absurde. Jusqu’à un jugement du tribunal administratif de Pau, tombé fin janvier dernier : la chambre d’agriculture a été condamnée à payer 5.000 € à Corinne Leca pour préjudice moral, et enjointe à régulariser sa situation d’ici deux mois, sous astreinte de 150 € par jour de retard. L’ancienne directrice adjointe a également porté plainte pour harcèlement moral contre le directeur (l’enquête préliminaire est toujours en cours).
Corinne Leca espère donc être tirée d’affaire début avril… Mais elle reste prudente. Le directeur de la chambre, Serge Ferrebœuf, n’a pas répondu à nos sollicitations. Dans un communiqué envoyé début février, il qualifiait ces procédures d’« exercices de communication où la mauvaise foi ne rivalisait qu’avec une volonté de se positionner en victime ».
« Ils prennent un malin plaisir à jouer avec les agents », confie Me Terquem. Car si Corinne Leca était la première, d’autres cas ont suivi : un autre membre de la direction a été déclaré inapte en janvier 2016 et a porté plainte pour harcèlement moral (le tribunal l’a pour l’instant débouté). Lui non plus n’a toujours pas été licencié, et ne perçoit plus aucun revenu. Enfin, une troisième personne a été congédiée en janvier dernier par « rupture de période probatoire » alors qu’elle avait été embauchée 17 mois plus tôt, et que cette période ne dure légalement qu’un an.
Habitué à traiter des chambres consulaires, Xavier Terquem pense qu’il y a un problème de rapport de force dans leur organisation. « Si des gens à la direction n’ont aucune moralité, personne ne peut les arrêter car ils se sentent en supériorité. Il manque des contre-pouvoirs. »
« On n’a pas les outils de tout bon délégué syndical », enchérit Benoît Floquet, membre du SnaCAR à la chambre de Pau : « Il n’y a pas de CHSCT ni de CE, et surtout la mise en place d’un document unique des risques professionnels (Duerp) n’est pas obligatoire. » « Face à des employeurs crapuleux qui font ce qu’ils veulent, beaucoup de salariés en situation difficile n’ont pas la force, les moyens, l’entourage nécessaires et ils abandonnent », se désole Corinne Leca.