La viande cellulaire se fraye un chemin vers nos assiettes

En France, les promoteurs de la viande cellulaire demandent un soutien des pouvoirs publics. - © Juan Mendez/Reporterre
En France, les promoteurs de la viande cellulaire demandent un soutien des pouvoirs publics. - © Juan Mendez/Reporterre
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Alimentation SciencesEn France, la viande in vitro trouve des promoteurs. Si la technique est éprouvée en laboratoire, les steaks artificiels ne débarqueront pas de si tôt dans les supermarchés. [1/3]
• Vous lisez l’enquête « La viande cellulaire, une fausse bonne idée pour le climat ». La suite est ici.
• Cette enquête est diffusée en partenariat avec l’émission La Terre au carré, de Mathieu Vidard, sur France Inter.

Depuis le premier steak haché produit en laboratoire présenté à la presse en 2013, par l’entreprise hollandaise Mosa Meat, l’arrivée de produits animaux sans animaux n’en finit pas d’advenir. Incontestablement, les projets industriels se précisent. Au niveau mondial, une centaine d’entreprises — dont deux françaises — travaillent sur la culture de cellules animales pour l’alimentation. Soit deux fois plus qu’en 2019.
Sous-prétexte de vertus écologiques, la viande artificielle suscite l’appétit des start-up. Flairant le filon et un probable nouveau marché, de plus en plus d’entreprises s’engouffrent dans la brèche. Cette poussée s’accompagne d’une envolée des financements qui ont triplé entre 2020 et 2021 pour atteindre 1,38 milliard de dollars, selon le dernier rapport du Good Food Institute, une organisation dédiée à la promotion de la viande cellulaire ou viande in vitro. « Les investissements privés sont rejoints par des investissements publics », explique à Reporterre Nicolas Treich, économiste à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et conseiller pour Agriculture cellulaire France, une organisation de lobbying en faveur de la viande cellulaire créée il y a trois ans.
Le gouvernement néerlandais a intégré la viande in vitro dans sa stratégie agricole, à travers un programme d’investissement de 60 millions d’euros. Israël, le Qatar ou Singapour affichent la défense de leur souveraineté alimentaire avec cette viande de laboratoire. Les États-Unis et la Chine sont aussi dans la course. L’agence fédérale étasunienne en charge des produits alimentaires (FDA) a donné son feu vert en novembre 2022 quant à la sécurité des produits à base de viande cellulaire de la jeune entreprise californienne Upside Foods. La qualité nutritionnelle, elle, n’a pas encore été évaluée, faute d’études suffisantes.

En France, la messe semblait dite puisque que la viande cellulaire est déjà interdite avant d’exister : la loi sur le climat l’interdit dans les cantines scolaires et le ministre de l’Agriculture s’est toujours positionné contre. À part quelques financements de la Banque publique d’investissement (BPI), l’État français n’investit pas dans cette industrie. Mais les promoteurs de la viande cellulaire demandent vigoureusement un soutien des pouvoirs publics.
Le 8 février, la commission économique du Sénat leur a donné l’occasion de défendre leur position. « Nous avons besoin des labos publics dans la course aux brevets », ont demandé en substance aux élus les représentants des deux entreprises françaises Gourmey et Vital Meat. « Nous défendons l’importance d’investir dans la recherche publique », confirme Nicolas Bureau, cofondateur d’Agriculture cellulaire France. Des chercheurs en culture cellulaire de l’Inrae reconnaissent d’ailleurs avoir été approchés par les industriels.
« Nous ne donnons plus de date de mise sur le marché »
Le rapport du Sénat sera rendu le 10 mars. Mais les auditions montrent déjà que les discours bougent. Dans un communiqué de presse début février à l’issue d’une audition des syndicats agricoles, la Confédération paysanne s’est alarmée d’un discours plutôt favorable de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) pour la viande in vitro, alors que le syndicat majoritaire s’y était jusqu’à présent ouvertement opposé. La FNSEA n’a pas donné suite à notre demande d’interview.
Une certitude, l’industrie de la viande et la viande cellulaire peuvent faire bon ménage. Vital Meat, qui élabore de la viande cellulaire à base de poulet, est une filiale de Grimaud, grand groupe français d’élevage et de génétique avicoles. À l’instar de Tyson Foods, le premier exportateur de bœuf étasunien, qui a aussi investi dans des entreprises du secteur.

À ce jour, aucune demande d’autorisation de produits à base de cellule animale n’a été déposée en Europe. Et il est difficile d’y voir clair sur cette technologie, alors que secret industriel et effets d’annonce brouillent les pistes. « Nous ne donnons plus de date de mise sur le marché des produits de Mosa Meat, c’est trop incertain. Il y a aujourd’hui encore beaucoup d’exagération de certains industriels sur la maturité de leur projet », reconnaît Gilles Candotti, conseiller pour Mosa Meat, entreprise pourtant pionnière qui a annoncé plusieurs échéances sans les tenir.
Si les premiers nuggets de viande cellulaire commercialisés à Singapour en 2020 par l’entreprise californienne Eat Just laissaient penser que la technique était au point, il n’en est rien : le produit n’est disponible que sur commande à un coût rédhibitoire (une cinquantaine de dollars le nugget !).
« Impasses » technico-économiques
Pour l’instant, la viande cellulaire se fabrique en petites quantités dans des laboratoires, à l’image de la technologie médicale dont elle vient : la médecine régénératrice pour produire des tissus destinés à de grands brûlés. L’idée d’appliquer cette culture de tissu à l’alimentation a germé dans la tête du professeur en ingénierie tissulaire Mark Post, cofondateur de Mosa Meat.
Prélever des cellules sur un bœuf, un cochon ou dans un œuf, les multiplier dans un bioréacteur — sorte de cuve à fermentation — avec un milieu de culture favorable, les entreprises savent faire si elles ont assez de moyens.
Les industriels testent aussi la création de produits animaux non carnés, en particulier la fabrication de protéine de lait par des levures. Mais passer l’échelle industrielle relève pour l’instant de la théorie. N’est même peut-être pas réaliste avant longtemps, selon une étude publiée en 2021, pourtant financée par Open Philanthropy, fondation philanthropique étasunienne qui finance par ailleurs le Good Food Institute, principale organisation de lobbying en faveur de la viande cellulaire. L’auteur de l’étude, David Humbird, chimiste passé par l’université de Berkeley, parle même d’« impasses » technico-économiques, dans un article publié dans le média The Counter.
Premier burger cultivé en laboratoire testé à Londres, en 2013.
D’abord, observe-t-il, l’usine n’est pas le milieu stérile du laboratoire. Ces cultures demandent des conditions d’hygiène drastiques, les cellules dépourvues de vie étant extrêmement vulnérables à tout pathogène. Les équipements qui sécurisent l’absence de contamination microbienne sont très chers et prévus pour des petites échelles. Autre problème, les bioréacteurs. Apparemment, on ne forme pas du tissu cellulaire comme on fait de la bière : les cellules résistent mal aux grandes cuves.
La troisième difficulté est de créer en quantité un milieu de culture ad hoc. Au début, les entreprises utilisaient du liquide fœtal de vache. Cela est très cher et utiliser le liquide amniotique récupéré sur les cadavres des vaches enceintes dans les abattoirs fait mauvais genre. C’est cependant ainsi que Singapour produit les nuggets. La société vient juste de faire valider un nouveau processus industriel avec un milieu de culture artificiel. Mosa Meat, lui, s’est affranchi du liquide fœtal depuis 2019.
Mais créer un milieu riche en acides aminés et différents facteurs de croissance reste complexe et très coûteux. « Certaines entreprises se spécialisent aujourd’hui dans la fabrication du milieu de culture, explique à Reporterre Gilles Candotti. Ces recettes sont au cœur de la propriété intellectuelle, on ne peut pas en dire plus. C’est le nerf de la guerre ! »
Plats préparés ou produits hybrides
Ces difficultés ne découragent pas le secteur. Certaines entreprises du secteur contournent le problème en imaginant des produits gastronomiques, comme la française Gourmey qui fait du foie gras cellulaire, un produit qui a pour lui d’être consommé en petite quantité et à des prix exorbitants. Pour la plupart, la baisse drastique des coûts s’impose pour rendre le projet crédible.
Incapable avant longtemps de pouvoir reproduire quelque chose ressemblant à une entrecôte, la viande cellulaire va d’abord se retrouver comme un ingrédient dans des plats préparés ou dans des produits hybrides avec des protéines végétales. C’est le cas des nuggets à Singapour, fait avec beaucoup de protéines végétales et un peu de cellules cultivées de poulet. D’aucuns se demandent quel est l’intérêt d’avoir des cellules animales si chères à produire alors que les protéines végétales ont déjà fait largement leurs preuves…
D’autant que la nature des produits créés dans les laboratoires pose de nombreuses questions. Quelle qualité nutritionnelle pour cette pâte de cellules nourries avec des milieux de culture dont les recettes sont tenues secrètes ? Quid des éventuels résidus d’hormones et facteurs de croissance utilisés, sachant que les hormones de croissance sont interdites dans l’élevage en Europe depuis 1988 ? « Le manque de données sur les produits à base de cellules cultivées nous empêche aujourd’hui de tirer des conclusions sur leur qualité nutritionnelle », souligne Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l’Inrae et spécialiste de la croissance musculaire.
Interrogé par la commission sénatoriale sur la pertinence de développer des recherches publiques sur la viande cultivée en France, Jean-François Hocquette a répondu : « D’accord pour une mission d’expertise pour évaluer les promesses environnementales, la qualité sanitaire, nutritionnelle et les enjeux sociaux. » Ce n’est pas ce que demandent les industriels…