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Énergie

Le nucléaire tente de forcer la porte européenne de la « taxonomie verte »

L’avenir de la filière nucléaire européenne se joue à Bruxelles. La Commission doit dévoiler ce mois-ci la liste des énergies qui seront considérées comme « vertes » pour les investisseurs. Mais une entrée du nucléaire et du gaz dans cette « taxonomie » risque d’affaiblir les ambitions de l’UE et de son pacte vert.

Bruxelles (Belgique), correspondance

C’est une décision qui va peser sur l’avenir. Depuis plusieurs mois, la Commission européenne travaille à un outil important, censé accompagner le secteur énergétique et les États membres dans la réduction des émissions de CO2 du continent. Il s’agit d’établir une classification (dite « taxonomie ») des sources d’énergie qui seront considérées comme « vertueuses » pour l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique. Alors que le gaz et le nucléaire avaient été écartés dans un premier temps, ces deux filières font un retour en force inattendu dans les discussions, à la veille de la publication par la Commission de sa position, prévue pour le 21 avril.

Dans un premier temps, ce que l’on appelle « taxonomie verte » a été établi sur des critères de durabilité « définis scientifiquement », précise à Reporterre Neil Makaroff, responsable Europe pour le Réseau Action Climat. C’est ainsi que le secteur nucléaire a été écarté en raison principalement de l’impact des déchets radioactifs sur l’environnement. Mais au fil des mois, et à la suite de l’adoption cet été du plan de relance européen (dont 30 % des dépenses devront être dirigées vers des actions pour le climat), la taxonomie est devenue l’objet des intérêts politiques et économiques des États. « C’est un outil qui devrait être neutre, mais en y introduisant des enjeux politiques, on est en train de piétiner ce qu’ont établi les experts scientifiques », souligne Neil Makaroff.

Les enjeux financiers sont en effet très importants pour les filières puisque, même si la classification n’empêchera pas les investisseurs de soutenir les filières de leur choix, la « taxonomie verte » devrait être largement utilisée comme grille de lecture par les investisseurs publics, à commencer par la Banque européenne d’investissement (BEI) et par les États membres soumis à leurs objectifs pour le climat. Pour les investisseurs privés, les critères de la taxonomie seront également des indicateurs de référence pour obtenir des labels sur la durabilité et mettre en avant leurs engagements environnementaux. De fait, proposer une telle liste revient à flécher une manne de plusieurs milliards vers les infrastructures officiellement adoubées pour leur contribution à la transition énergétique.

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le 23 juillet 2020, à Bruxelles.

La France veut sauver le soldat nucléaire

Dans ce contexte, la filière nucléaire aimerait bien ne pas être oubliée de ce grand banquet. Elle avait pourtant au départ assez peu d’espoir d’être invitée, puisque plusieurs États européens lui sont hostiles — l’Autriche en tête, mais aussi l’Allemagne. La question étant politiquement très sensible au sein de l’Union depuis longtemps, il était prévu que le nucléaire soit traité à part, plus tard que la taxonomie, avec un autre texte. Le nucléaire ne figurait donc pas dans la première version du projet de taxonomie verte, révélée en novembre 2020.

Or la France, pays européen qui possède de loin le parc nucléaire le plus important, s’attend à ce que les dépenses de soutien à une filière aux infrastructures vieillissantes ne fassent qu’augmenter, tandis que les financements privés sont de plus en plus difficiles à trouver. Aussi observe-t-on une mobilisation générale française pour tenter d’influencer la Commission. Le président français, Emmanuel Macron, a ainsi pris la tête d’un groupe de sept dirigeants européens pour écrire, à la mi-mars, une lettre à l’exécutif européen lui demandant de bien considérer la faible teneur carbone de la production d’énergie atomique. « Nous appelons la Commission européenne à s’assurer que la politique climatique et énergétique de l’UE prenne en compte toutes les voies vers la neutralité carbone conformément au principe de neutralité technologique », ont ainsi écrit les sept auteurs.

Ce qui a redonné espoir aux partisans du nucléaire, selon les observateurs, c’est le fait que la Commission semble reculer sur la question du gaz, sous la pression politique de dix États membres mécontents de voir que celui-ci n’avait pas été retenu comme « énergie de transition ». Le calendrier ayant ainsi été retardé, la France souhaiterait que le nucléaire ne soit plus traité à part — ce qui risquerait de l’exclure de l’outil central de la finance verte — mais qu’il figure d’ores et déjà dans la deuxième version de l’acte délégué à paraître sous peu. Elle a ainsi trouvé une alliance d’intérêts avec les défenseurs du gaz pour servir la cause du nucléaire. « Que des chefs d’État écrivent une lettre commune sur ce genre de sujet à la Commission, c’est très rare, souligne Neil Makaroff. Mais que la France, qui affiche tant ses ambitions en matière de finance verte, s’associe à des États qui veulent faire entrer une énergie fossile dans la taxonomie, cela montre bien que c’est le jeu politique qui est en train de peser sur la Commission. »

Rassemblement à l’occasion du 22e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl en 2008, à Paris.

« Un processus de dernière minute, opaque et politisé »

Un autre événement récent est également venu montrer à quel point la tournure des débats a changé. Souhaitant ménager un peu les pronucléaires et gagner du temps, la Commission européenne avait commandé il y a plusieurs mois un rapport à son comité scientifique, le Centre commun de recherche (CCR ou JRC en anglais), sur les déchets radioactifs. Fin mars, les rumeurs rapportaient que le CCR concluait favorablement à une labellisation « verte » pour le nucléaire, qui devrait être reconnu comme un « combustible de transition ».

À Bruxelles, le débat s’échauffe alors que les uns voient renaître leurs espoirs de voir le nucléaire entrer sur la liste, tandis que les autres remettent en cause la partialité du centre de recherche européen. « Les liens structurels du JRC avec le traité Euratom, ses relations avec l’industrie nucléaire et les opinions exprimées publiquement par les membres du JRC sur l’énergie nucléaire remettent en cause la capacité du JRC à mener une évaluation objective du caractère durable de l’énergie nucléaire », a réagi Greenpeace.

Dans ce contexte, début avril, neuf membres de la plateforme d’experts techniques (cinq ONG et quatre experts) qui avaient contribué à établir les critères originaux pour la taxonomie ont menacé de claquer la porte du groupe de travail avec la Commission. Face aux pressions pour réintroduire le gaz fossile et le nucléaire, ils ont dénoncé un « processus de dernière minute, opaque et politisé ». « Sur le concept de ce qui peut être considéré comme scientifiquement durable, ce n’est pas aux politiciens de le décider », souligne l’un des scientifiques signataires de la lettre de mise en garde.

Pensée à l’origine avec l’objectif de donner des lignes directrices claires, et présentée comme une première mondiale en la matière, la taxonomie risque donc désormais d’être brouillée par les considérations politiques et stratégiques des États membres. Pour les défenseurs d’une politique climatique ambitieuse en Europe, si l’exécutif européen n’arrive pas à tenir cette promesse, cela pourrait finalement affecter la crédibilité de son « pacte vert » et, par extension, l’Union elle-même dans le leadership mondial qu’elle comptait prendre dans la lutte contre le réchauffement climatique.

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