La Belgique se réchauffe, le vin gagne sur la bière

Depuis 2016, Dimitri Vander Heyden (photo) et Sophie Wautier, cofondateurs du Domaine W en Belgique, produisent du vin bio. - © Théo Heffinck / Reporterre
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Depuis quelques années, la Belgique produit un excellent vin. Une aubaine pour les agriculteurs belges soucieux de se diversifier. La preuve, aussi, de la rapidité des bouleversements climatiques.
Tubize (Belgique), reportage
Dans un décor de « petite Suisse », un chemin sillonne autour des plants de vigne débordant de pulpeuses baies noires et sucrées. Tout (ou presque) y fait penser à la route des vins d’Alsace. En réalité, nous sommes… en banlieue de Bruxelles. Depuis 2016, Sophie Wautier et Dimitri Vander Heyden ont choisi de cultiver en bio des pieds de vigne — 8 hectares de pinot noir, meunier et chardonnay — sur les terres familiales de Sophie, autrefois habituées à voir grandir des pommes de terre et des betteraves. « On aurait eu moins de monde aujourd’hui si on faisait de la patate », dit Sophie Wautier en souriant.
Ce mardi de septembre, c’est l’effervescence : les vendanges ont commencé. Après avoir rempli leurs seaux, les vendangeurs déversent les grappes de pinot noir dans le pressoir. « La pression est de 2 bars. Le pressage est tellement doux que l’on récupère toujours des coccinelles vivantes », explique Dimitri Vander Heyden. Ce nectar sucré contribuera à élaborer le vin pétillant phare du Domaine W : le Brut de Brabant. Le raisin est belge, mais la méthode est champenoise : le jus de fruits frais coulant du pressoir sera bientôt un vin pétillant.
Au pays de la bière, le vin commence à compter : en 2022, 259 producteurs de vin étaient en activité sur le territoire [1]. Aujourd’hui, on ne peut plus parler de pratique « amateur ». D’ailleurs, au Domaine W comme chez Ruffus — actif depuis 2001, pionnier du vin belge et plus gros producteur du pays — des spécialistes champenois accompagnent les vignerons depuis le début. Suivant ces exemples qui marchent plutôt bien, les initiatives se multiplient. « Pour un agriculteur, c’est une belle diversification. De plus en plus d’agriculteurs viennent nous voir », se réjouit le baron Pierre Rion, président de l’Association des vignerons de Wallonie.

En 2020, trois millions de litres ont été produits ; un chiffre modeste, mais amené à croître : les élixirs wallons et flamands, destinés au marché intérieur, jouissent d’un succès d’estime en Belgique, et se retrouvent à la table de nombreux restaurants gastronomiques locaux. Preuve du succès : pour dégoter des bouteilles de Chant d’Éole, vin effervescent très réputé et primé lors de concours internationaux, il faut s’inscrire sur une liste d’attente et patienter jusqu’en… 2027 !
Les vins belges se vendent aussi dans les quartiers chics de la capitale, comme à Ixelles, à deux pas de la prestigieuse avenue Roosevelt et de ses ambassades. Chantal Samson y a ouvert Popsss, une boutique dédiée aux vins belges il y a trois ans, et tient un magasin de vente en ligne depuis une décennie. « On m’a traitée de folle, au début », se souvient-elle.
Au pays de la frite, la mayonnaise a pris. Pour la France, on attendra. « Nous étions allés faire un marché de Noël en France, à Chantilly. Les gens riaient : “Ah, la bonne blague !” disaient-ils. À un moment, je me suis énervée. Ils ont goûté, et ils n’ont plus décampé de notre stand ! » raconte amusée l’ancienne journaliste.

« La Belgique, c’est la Bourgogne d’il y a trente ans »
La montée en grade du vin belge s’explique par un savoir-faire plus précis, par des spécificités locales — le vignoble des Agaises, où le vin Ruffus est produit, possède un sol crayeux similaire au sol champenois — et par de moindres contraintes législatives. Mais le facteur déterminant demeure tout de même le réchauffement climatique.
« On produit du vin depuis l’époque romaine, explique Sébastien Doutreloup, climatologue à l’université de Liège. Le petit âge glaciaire, au XVIe siècle, a tué les vignes belges. Mais la vigne prend une grande ampleur depuis les années 2000-2010, et cela ne fait qu’augmenter. »
Un indicateur permet de mesurer et de classifier les climats viticoles : l’indice de Huglin. « Avant les années 2000, l’indice était bien trop faible. Mais depuis, la vigne est possible en Belgique. De manière générale, la zone cultivable est en train de remonter vers le nord. La Belgique, c’est la Bourgogne d’il y a trente ans », détaille le climatologue.
Selon un rapport de l’Inrae (Institut national de recherche sur l’agriculture et l’environnement portant sur la période 1968-1987, en Bourgogne, l’indice de Huglin ne dépassait alors que rarement les 1 700 degrés-jour. En 2020, l’indice de Huglin de la Belgique — hors Ardennes et côte belge — était de 1 800 degrés-jour.

Avec le réchauffement climatique, le nombre de cépages qu’il sera possible de cultiver sur le territoire belge va augmenter. « Ici, en Belgique, on est très bons pour le vin pétillant. Mais avec le réchauffement du climat, on va aller vers des vins plus tranquilles, plus sucrés. »
Les projections du futur indice de Huglin menées par les chercheurs liégeois font « chaud » dans le dos. « Si l’on prend le scénario moyen et le scénario élevé du réchauffement, en 2100, en Belgique, l’on obtiendra des indices climatiques qui correspondent à l’aire de production des Côtes du Rhône », révèle Sébastien Doutreloup.
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En revanche, certaines variables futures restent inconnues : l’effet de l’humidité, ou celui d’un débourrement — moment où les bourgeons montrent leurs premières feuilles — de plus en plus précoce, rendant le raisin plus vulnérable face aux gelées tardives. « Les vignes ont déjà tendance à se réveiller assez tôt, c’est un aspect négatif du réchauffement », dit Arnaud Leroy, du domaine Ruffus.
Autre spécificité belge : le pays suit plutôt un modèle de petites exploitations, davantage tournées vers la polyculture et l’agroforesterie. En 2021, 110 hectares de vignes belges étaient certifiés bio ou en conversion, soit 15,8 % du total — contre 21,5 % en France.
« Un véritable laboratoire pour les vins interspécifiques »
La patrie de Magritte va devenir intéressante à observer pour les vignerons français — et pas uniquement pour le prix des terres, bien inférieur à celui de la Champagne. La Belgique étant soumise à beaucoup moins de règles, elle n’hésite pas à innover.
Par exemple, on se tourne de plus en plus — surtout en Wallonie, moins en Flandre — vers les vins dits « interspécifiques », croisement entre cépages européens, étasuniens ou asiatiques, plus résistants face au mildiou ou à l’oïdium. Ces croisements permettent notamment un usage bien moindre de pesticides. « Ici, on est un véritable laboratoire pour les vins interspécifiques », dit Chantal Samson.
Une option de plus en plus séduisante en Belgique comme ailleurs, eu égard au changement climatique. « Dans le sud de la France, certains cépages ne pourront plus être cultivés sur leur zone géographique d’origine. Il faudra aller en altitude, ou remonter vers le nord », dit par ailleurs Sébastien Doutreloup. Niveau goût, ces cépages interspécifiques ont longtemps été considérés comme médiocres ; mais aujourd’hui, certaines variétés — telles que le solaris, que nous avons pu goûter — donnent un vin blanc de bonne facture.