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EnquêteAgriculture

Sécheresse, inondations, gel… Des vignerons racontent le changement climatique

Face à la multiplication d’épisodes climatiques extrêmes, les vignerons ont dû adapter leurs pratiques. Ceux ayant des techniques plus naturelles arrivent à s’en sortir. [ENQUÊTE 1/4]

Vous lisez la première partie de l’enquête « Les vignerons à l’épreuve de la crise climatique ». La suite est à retrouver dès demain.



Gard et Hérault, reportage

Les dates sont précises, la mémoire sûre d’elle. Né à Ribaute-les-Tavernes, dans le Gard, Louis Julian est depuis quarante-trois ans en bio, issu d’une famille installée sur ces terres depuis 1450, au moins, selon ses recherches. « Dans une famille d’agriculteurs, à table, on parle tout le temps météo, raconte-t-il. En 1980, on a fait des vendanges tardives, sous la neige, à la Toussaint. En 1986-1987, on a eu les derniers grands froids, on était descendus à -20 °C. À partir des années 1990, le climat a été plus chaud. On a commencé à avancer la date des vendanges. Aujourd’hui, on les fait quinze jours, trois semaines plus tôt. » Dans la plate plaine du Gard soumise au soleil du sud, il a surtout été marqué par les canicules. « En 2003, il a fait 43 °C, des pieds sont morts, se souvient-il. En 2019, on est montés à 47 °C le 28 juin, des parcelles ont grillé. »

À 200 kilomètres de là, sur les collines caillouteuses de Saint-Jean-de-Minervois (Hérault), Anne-Marie Lavaysse, alias Mina, cultive depuis trente ans une « vieille vieille vigne », dont certains ceps ont plus de 200 ans. Le changement, elle l’a senti peu à peu, surtout l’été. « Le soleil est de plus en plus brûlant, constate la sexagénaire. J’ai vu des raisins brûler et la terre se dessécher très rapidement. » Les plantes tombent aussi plus facilement malades — oïdium et mildiou — à cause, suppose la vigneronne, d’un stress thermique accru : « On peut avoir des différences de températures très importantes, de 14 °C la nuit à plus de 50 °C en journée, au soleil. Les vignes n’aiment pas ça. »

Mina cultive des dizaines de cépages différents, notamment, cinsault, alicante Bouschet, aramon, folle blanche, etc. ©David Richard/Reporterre

Ces deux vignerons, comme tant d’autres, sont des spectateurs de première ligne du changement climatique. « La vigne est un marqueur du climat, comme les glaciers », note Philippe Veyrunes. Le chercheur émérite a interrogé une trentaine de vignerons à travers toute la France sur ce que la crise climatique change dans leur travail. Il prépare un ouvrage à paraître en septembre [1]. « Les vignerons ont une mémoire extraordinaire de la météo pour chaque millésime, donc une connaissance empirique du climat sur deux, parfois trois générations », assure-t-il.

Louis Julian, vigneron à Ribaute-les-Tavernes dans le Gard, avec ses vignes qui s’étendent juste derrière le chai. Au fond, des vignes sur des coteaux qu’il irrigue depuis cinq ans. © Marie Astier/Reporterre

Difficile de dire pour lui s’il y a eu un moment précis de prise de conscience collective. « Ce qu’ils citent d’abord, c’est la multiplication des évènements extrêmes et de forte intensité : les gelées, la grêle, les inondations, les sécheresses… Et ils sont tous inquiets à des degrés divers. » C’est plutôt dans les régions de grandes appellations — Bourgogne, Bordelais — qu’il a trouvé les vignerons les plus préoccupés. « On est dans l’écoanxiété, note-t-il. Ils sont plus contraints que les autres par les règles des appellations. Ils ne peuvent par exemple pas changer de cépages, et ils n’imaginent pas faire autre chose. »

Qualité, raisins pas mûrs, vendanges précoces...

Un constat corroboré par la littérature scientifique. Jean-Marc Touzard étudie depuis plus de dix ans l’adaptation de la viticulture face au réchauffement climatique. « Le monde viticole est devenu l’un des secteurs économiques le moins climatosceptique », a-t-il observé. Et pour cause, selon lui : tous les voyants sont au rouge. « Le changement climatique affecte le cycle de vie de la plante, qui débourre plus tôt, au risque de subir le gel, et dont les raisins arrivent plus vite à maturité, entraînant des vendanges plus précoces, autour de trois semaines dans toutes les régions, détaille-t-il. La plante transpire plus, a donc plus besoin d’eau et produit moins si elle est en stress hydrique. » Il cite également la plus forte teneur en sucre des raisins — et donc la hausse du degré d’alcool des vins — ainsi que la baisse de leur acidité.

Des conséquences sur la qualité du précieux breuvage que n’a pas manqué de remarquer Louis Julian. « Les poussées de température excessives bloquent la vigne, elle ne mûrit plus. Cela fait des vins asséchants, dans lesquels on sent l’alcool et les raisins pas mûrs », regrette-t-il. Une gageure pour ce vigneron connu pour ses vins gouleyants, frais et faciles à boire, dont le degré d’alcool se situe très bas, entre 10 et 12 °C.

Une parcelle de vieilles vignes d’Anne-Marie Lavaysse sur les collines caillouteuses du Minervois. ©David Richard/Reporterre

Ces inquiétudes sont largement partagées chez les vignerons, selon Philippe Veyrunes. « Ils insistent sur la difficulté à vinifier des jus plus sucrés, sur les comportements erratiques, surprenants, des fermentations. Et de la difficulté à faire des vins légers et faciles à boire. » Pour le chercheur, la crise climatique amène les vignerons à « travailler aux limites ». « Elles sont sans cesse repoussées. Dans ce que la vigne peut supporter de sécheresses et canicules, dans les pratiques des vignerons qui vont être amenés à vendanger de plus en plus tôt, à vinifier des raisins à 17 °C, etc. »

Leur solution : « On garde un sol vivant »

Des limites qui n’affolent pas Mina. Elle estime que ses pratiques la préservent pour l’instant du choc climatique. Alors que ses voisins irriguent et boostent leur vignoble à grand renfort d’engrais et de pesticides, la vigneronne a fait le choix — gagnant selon elle — des techniques plus naturelles : « On ne traite pas, mis à part avec des tisanes de plante et un peu de souffre contre l’oïdium, on ne laboure pas, on garde un sol vivant, énumère-t-elle. Tout ceci permet de garder l’eau dans la terre, de préserver une multitude d’insectes qui vont nous aider contre les parasites. »

Deux wwoofeuses travaillant sur les terres d’Anne-Marie Lavaysse, alias Mina. Elles y travaillent gratuitement en échange du gîte et du couvert. ©David Richard/Reporterre

Autre atout, ses parcelles comptent des dizaines de cépages — cinsault, alicante Bouschet, aramon, térette, folle blanche — qu’elle récolte et vinifie en même temps. « Certains cépages sont plus acides, d’autres mûrissent plus vite, mais au final tout ça s’équilibre », assure-t-elle. Surtout, la vigneronne et son fils, installé avec elle, ont misé sur une petite production, bien valorisée : 5 hectares à peine sont cultivés, transformés sur place puis vendus entre 15 et 30 euros la bouteille. « On ne cherche pas à produire beaucoup ni à accélérer. On ne demande pas à la vigne plus que ce qu’elle peut donner. »

Pierre Lavaysse, l’un des enfants d’Anne-Marie Lavaysse. ©David Richard/Reporterre

De son côté, Louis Julian a mis en place plusieurs stratégies contre la sécheresse. Il a dans ses parcelles une cinquantaine de cépages différents, qu’il observe avec attention. « On voit nettement ceux qui ne s’adaptent pas, estime-t-il. Il est de plus en plus difficile pour les vignerons d’anticiper et de choisir les cépages qu’ils vont planter pour trente ans, soixante-dix ans même », observe Philippe Veyrunes.

Louis Julian montre que la granulosité de sa terre permet aux pluies de bien s’infiltrer. Il est en bio, sous label Nature et Progrès. © Marie Astier/Reporterre

Louis Julian se félicite aussi d’avoir les deux tiers de ses vignes plantées sur un sol riche, qu’il a su, comme Mina, préserver. Il laboure un rang sur deux, laisse l’herbe pousser. Il saisit une poignée de terre : bien granuleuse, elle s’effrite. « Même quand il y a un orage cévenol, une très forte quantité d’eau à la fois, elle arrive à pénétrer. Alors que chez mes voisins, elle ruisselle. L’agriculture intensive a désertifié les sols, ils n’ont plus cet effet éponge », explique-t-il. En revanche, l’affaire est plus compliquée pour ses 10 hectares de vignes en coteaux, où la terre est moins riche et retient moins l’eau. « Là, il faut irriguer », admet-il. Il a commencé il y a cinq ans. « On arrose fin juillet, début août. Juste ce qu’il faut pour remplacer l’orage du 15 août qui n’arrive plus. Quand la vigne arrête de pousser, pour que l’eau aille au raisin », précise-t-il.

L’irrigation lui a permis de maintenir un modèle économique original : il vend son vin bio, labellisé Nature et Progrès, 2 euros le litre en cubi. Mais il fustige l’irrigation des vignes en plaine « pour faire de l’hecto », c’est-à-dire du rendement. « Les points d’eau ne sont pas extensibles. »

« Aucun n’est désespéré, ils s’adaptent sans arrêt »

Les démarches d’Anne-Marie Lavaysse et Louis Julian se retrouvent chez les vignerons interrogés par Philippe Veyrunes, qui s’est surtout entretenu avec des vignerons en bio. « Ils sont dans une culture de la sobriété : ils veulent prendre soin de la vigne, du territoire, redonner de la vie au sol, planter des arbres, réduire la mécanisation… Plutôt que dans une fuite en avant. »

Un choix à l’opposé de la majorité de la profession. Dans un rapport publié fin 2021, signé de nombreuses instances [2], le choix est fait d’adapter la vigne au changement climatique par un scénario « d’innovation ». « Ils se tournent vers les solutions technologiques, et le terme agriculture biologique n’apparaît pas une seule fois dans le document », se désespère Philippe Veyrunes.

Anne-Marie Lavaysse cultive certains ceps qui ont plus de 200 ans. ©David Richard/Reporterre

Peu importe pour ses vignerons, chez qui il a noté beaucoup d’optimisme. « Pas un seul n’est découragé, aucun n’est désespéré. Ils s’adaptent sans arrêt, cherchent des solutions, expérimentent. Beaucoup se demandent si ce sera encore possible dans vingt ans, c’est l’échéance qu’ils se donnent. Mais pour l’instant, aucun ne m’a dit que la vigne n’avait plus d’avenir et qu’ils allaient arrêter aujourd’hui. »

Anne-Marie Lavaysse cultive depuis trente ans de la vigne, elle a aujourd’hui 5 ha de vignes. ©David Richard/Reporterre

« Pas question de baisser les bras pour le moment », confirme Mina. Elle ne s’est fixée qu’une seule ligne rouge : ne pas irriguer ni traiter chimiquement contre les maladies, « sinon notre métier n’aura plus de sens ». Elle espère aussi que le monde viticole se mettra à « cultiver moins et autrement » : « Les viticulteurs sont mal payés, poussés à produire le plus possible. Toutes ces pratiques intensives détraquent la vigne, et les pollutions climatiques ne vont rien arranger. »

Louis Julian se félicite d’avoir les deux tiers de ses vignes plantées sur un sol riche. © Marie Astier/Reporterre

Dans le Gard, Louis Julian a choisi de diversifier les productions. Il se prépare à passer le flambeau à ses deux fils, qui se sont lancés dans le maraîchage et l’élevage de poulets et cochons, nourris aux céréales de la ferme. « Je leur ai dit : “Pas sûr qu’on puisse continuer comme cela avec le changement climatique” », relate le père et grand-père. Il se replace dans le temps long. « On a eu trois générations de monoculture », note-t-il. 200 ans de vignes sur bientôt 600 ans d’histoire. Bien d’autres choses ont auparavant poussé sur ces terres. La ferme familiale se prépare à un nouveau virage. « J’espère juste que la vigne tiendra le coup jusqu’à ce que les autres activités soient stables », dit Louis Julian.

Pour Jean-Marc Touzard, si la vigne n’est pas menacée en tant que telle, « on va vers la fin du vin tel qu’on le connaît, avec une qualité liée à un terroir, à un équilibre entre sol, climat, cépage et pratiques viticoles ». D’après les projections des chercheurs, le point de non-retour risque d’être atteint si le réchauffement dépasse les 2 °C d’ici la fin du siècle : « À +4 °C, il sera extrêmement difficile de retrouver un système stabilisé, ce sera l’inconnu », conclut le scientifique.


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