Les quartiers pauvres souffrent le plus de la vague de chaleur en Espagne

Séville, illustration. - Rawpixel / CC0
Séville, illustration. - Rawpixel / CC0
Des climatisations qui carburent, des câbles mal entretenus... À Séville, terrassée par la chaleur, les habitants du quartier le plus pauvre d’Espagne sont régulièrement privés d’électricité.
Séville (Espagne), reportage
10 h 34. Vendredi 20 mai matin, le panneau d’information indiquait déjà 31 °C à l’entrée du Polygone sud, quartier le plus pauvre d’Espagne, à Séville, dans le sud du pays. « Hier, j’ai passé la journée sans électricité chez moi », raconte Carmen, 58 ans, assise à l’ombre d’une terrasse de café, un peu plus loin. Celle qui vit là depuis de longues années évoque les coupures de courant qui frappent régulièrement les habitants de ce parc de logements dégradés. Un problème particulièrement gênant quand le mercure monte trop haut. Hier, la ville a vécu les températures les plus élevées jamais enregistrées à cette époque de l’année. 38 °C à Séville, 34 °C à Madrid... « On verra si j’ai le courant toute la journée », soupire Carmen. Et sinon ? Elle déploie un éventail rouge d’un geste vif, et l’agite devant son visage.
Depuis plus de deux ans, au Polygone sud, vaste secteur qui réunit six quartiers de logements sociaux, dans le sud de Séville, les transformateurs en surcharge — climatisation oblige — sautent régulièrement, sans crier gare. Dans le quartier de Martínez Montañez, où les immeubles sont particulièrement dégradés, plusieurs bâtiments se retrouvent même sans électricité de façon permanente depuis février. Depuis 2019, aux problèmes du câblage trop vieux et mal entretenu et des branchements illégaux s’ajoute celui des « fermes de cannabis » dans les appartements. Elles sont particulièrement gourmandes en énergie, et ce sont elles qui auraient fait dérailler le réseau, selon les membres de l’association « Nous aussi nous sommes Séville », dont Carmen fait partie.
La fréquence des coupures augmente avec chaque vague de froid ou de chaleur. « Si on y ajoute le problème du changement climatique, nous voilà dans de beaux draps », ironise Rosario García, 66 ans, porte-parole de l’association, elle aussi habitante du quartier.
Plus de 16 °C au-dessus des températures maximum normales
Depuis quelques jours, les températures montent à Séville, capitale de l’Andalousie, la région située le plus au sud de l’Espagne. Des études sont nécessaires pour savoir si le changement climatique se cache derrière cette canicule de mai. Mais tout semble indiquer que, si la tendance actuelle se maintient, ces poussées de fièvre pourraient devenir fréquentes dès le cinquième mois de l’année, selon Roberto Granda, météorologue du site spécialisé ElTiempo.es. « Cet épisode de chaleur est extrêmement anormal par son intensité, et par le fait d’arriver si tôt dans l’année. Par exemple, à Jaén [en Andalousie, à quelque 200 kilomètres de Séville], on pourrait atteindre les 41 °C [ces prochains jours]. La température maximum normale pour cette date est autour de 25 °C. » En Espagne, l’été arrive un mois plus tôt qu’en 1970 et se termine entre une et deux semaines plus tard.
« Cet épisode de chaleur est extrêmement anormal »
Voilà qui n’arrange rien aux affaires de Carmen. Et de toutes celles et ceux qui peinent à se rafraîchir en été. « Tout ce qui est susceptible de rendre un public plus vulnérable affecte toujours les personnes les plus fragiles [socialement] en premier lieu », dit à Reporterre Thomas Ubrich, sociologue de l’équipe d’études de l’ONG Caritas en Espagne. Selon lui, 4,5 % des foyers ont reçu des avis de coupure sur l’année 2020 en Andalousie, l’une des régions les plus touchées par ce phénomène. 20 % des foyers andalous ont réduit leurs dépenses en eau ou électricité pour faire face à des difficultés économiques. Et 10 % déclarent ne pas avoir été en mesure de maintenir une température adéquate en leur sein. Le cas du Polygone sud est extrême, mais loin d’être isolé.
« Le problème, ce n’est pas forcément que les gens n’arrivent pas à payer. C’est que le réseau ne fonctionne pas », précise Rosario García. Ce n’est pas le cas de tous les voisins mais Carmen paie dûment ses factures tous les mois. Peu importe pour Susana Clavijo, une doctorante qui travaille sur la précarité énergétique et autrice d’un des rares travaux sur la question en Andalousie. Les habitants vivent dans un environnement qui entraînent des carences dans l’accès à ce produit de première nécessité.
Un poids de plus sur les épaules des plus précaires
« Les fortes chaleurs dans des conditions de vulnérabilité énergétique entraînent une usure majeure de la santé physique, mais aussi de la santé mentale », assure à Reporterre Susana Clavijo. Personnes âgées ou enfants en bas âge sont particulièrement vulnérables aux hautes températures. Qui affectent aussi l’humeur, et entraîne des tensions entre les membres du foyer. À cela s’ajoute la charge mentale de devoir faire face à des factures plus élevées. « Pour absorber le coût supplémentaire, les familles peuvent avoir une moins bonne alimentation, ou rogner sur les dépenses dédiées à l’éducation. »

« La précarité énergétique n’est qu’une des nombreuses facettes de la pauvreté ou de l’exclusion en général. C’est une difficulté supplémentaire, qui se superpose aux autres et renforce le cercle vicieux », conclut le sociologue Thomas Ubrich. En 2021, le Polygone sud avait le revenu annuel moyen par habitant le plus bas d’Espagne. Manuel, 63 ans, dont 58 passés sur place, ne dit pas autre chose : « Le sujet est à la mode dans les médias, mais les coupures de courant ne sont qu’une manifestation de l’état d’abandon général dans lequel les pouvoirs publics ont laissé ces quartiers. » À 12 h 25 vendredi, alors que l’on quittait le Polygone, le panneau d’information indiquait 37 °C.