Les véganes ignorent le métier de paysan

Un berger et son troupeau. - Unsplash / Biegun Wschodni
Un berger et son troupeau. - Unsplash / Biegun Wschodni
Durée de lecture : 5 minutes
Agriculture AnimauxVéganisme et antispécisme sont, selon notre chroniqueur, aux antipodes de la vie et de la condition paysannes. Ce qui contribuerait à mettre en péril une alliance entre consommateurs, écologistes et paysans.
![]() Mathieu Yon.
© Enzo Dubesset / Reporterre
|
Le néopaysan Mathieu Yon est chroniqueur pour Reporterre. Il vous raconte régulièrement les joies et les déboires de son installation dans la Drôme en tant que maraîcher biologique en circuit court. |
Pour contrer l’industrialisation de l’agriculture, les paysans, les consommateurs et les écologistes imaginèrent lors de la lutte contre les OGM, autour de l’an 2000, une alliance pour défendre une agriculture paysanne soucieuse de l’environnement et de la santé des consommateurs. Cette alliance eut de nombreux effets positifs, comme la valorisation des circuits courts et de l’image du « paysan ». Pourtant, elle montre aujourd’hui ses limites, car elle présente un risque qui n’avait sans doute pas été envisagé : prendre les paysans en étau entre les demandes des consommateurs et celles des écologistes, dont certaines sont éloignées des réalités quotidiennes du monde agricole.
Les paysans ont été enfermés dans l’obligation morale et libérale de nourrir le monde. Peu importe s’ils parviennent difficilement à se rémunérer : ils doivent produire l’abondance que la société de consommation exige et ils doivent le faire avec des coûts de production les plus faibles possibles afin de se maintenir dans la course à la compétitivité. Les citoyens ont-ils conscience de cette condition paysanne impossible, qui consiste à nourrir la population sans se rémunérer soi-même ?
Pleurs d’éleveurs
L’antispécisme, qui pourrait être une manière d’élever ensemble la condition paysanne et animale, prend à partie les paysans en les accusant d’être des meurtriers. Si les paysans ont un rapport au vivant qui n’exclut pas la mort ni même la possibilité de souffrance, cela n’implique pas de fascination maladive pour l’abattage des animaux. Il y a même des éleveurs qui pleurent lorsqu’ils doivent réformer une de leurs vaches.
Mais un rapport purement sensible et contemplatif avec la nature, qui ne prend pas en compte la dimension sociale, économique mais aussi charnelle de notre condition, reste en dehors des réalités agricoles. Pour le monde agricole, la question n’est pas tant d’imaginer de nouveaux rapports au vivant évitant la mort que de perpétuer des usages vivants acceptant la mort.
Mort « digne »
Les paysans ont pour la plupart une relation à la terre et une sensibilité au vivant. Cela semble difficile à comprendre de nos jours, mais les éleveurs éprouvent de l’affection pour leurs bêtes et leurs troupeaux. L’argument antispéciste ou végane mainte fois répété affirmant qu’il est impossible d’aimer un animal que l’on va conduire à l’abattoir, témoigne d’une méconnaissance du métier et des liens qui se tissent entre l’humain et l’animal. Mon frère passe le plus clair de son temps avec son troupeau d’une centaine de mères dans les prairies et les clairières de la montagne de Larps ou de la forêt de Lente. Il a appris à connaître et à reconnaître chacune de ses brebis. Pourtant, après une année passée avec leur mère, il amène les agneaux à l’abattoir de Die, où il peut accompagner leur mort dans des conditions dignes. Il n’éprouve aucun plaisir à tuer un animal. Il a simplement appris à vivre avec cette réalité.
Dans mon métier de maraîcher, j’ai besoin des animaux d’élevage et de leur fumier pour fertiliser mes cultures. La dimension animale est présente dans les cultures végétales, notamment en agriculture biologique. Les agriculteurs conventionnels pourtant consommateurs d’engrais azotés de synthèse, amendent eux aussi leurs champs avec des fumiers et des lisiers. L’organique colle à la peau des agriculteurs qu’ils soient biologiques ou conventionnels, et ce depuis des siècles.
« Viande propre » et prix de revient
L’utopie végane et antispéciste ne voit pas l’organique qui traverse le monde agricole. Elle prolonge la culture « hors sol » en y ajoutant une culture « hors animal ». Pourtant, ni le véganisme ni l’antispécisme ne se sont encore débarrassés de l’animal, puisqu’ils réutilisent les mots et les imaginaires qui lui sont associés en parlant de « lait » et de « steaks » végétaux, ou encore de « viande propre » (clean meat), poussant l’oxymore jusqu’à proposer une alimentation carnée sans animal vivant.
Le monde agricole commence peut-être à mesurer les limites d’une alliance entre les paysans, les consommateurs et les écologistes lorsque certains envisagent sans peine la disparition de l’élevage paysan, ou lorsque les consommateurs réclament une alimentation de qualité à un prix le plus bas possible, qui ne prend pas en compte le prix de revient des paysans.
Je connais des agriculteurs qui vendent leur production à l’agro-industrie ou à la grande distribution. C’est à eux que je pense lorsque j’achète une plaquette de beurre au supermarché. Ce que nous mangeons, c’est le fruit de leur travail. C’est pourtant la grande distribution et l’agro-industrie qui accaparent les bénéfices et la valeur de ce travail, reléguant les agriculteurs à l’arrière-plan dans les champs et les étables. Et ni le véganisme ni l’antispécisme ne semblent s’intéresser à cette injustice, comme si ce combat n’était pas le leur. Mais est-il possible de défendre la cause animale sans défendre aussi la cause paysanne ?