Mares, nichoirs et mauvaises herbes : ces paysans accueillent le vivant

Dans les champs de Juliette et Guillaume, les fleurs sauvages longent les rangées de légumes. - © Charlie Delboy / Reporterre
Durée de lecture : 12 minutes
Agriculture Nature AlternativesDans la Drôme, un réseau d’agriculteurs réintroduit de la vie sauvage dans leur ferme. Ces exploitations deviennent des refuges de biodiversité, où le nombre d’espèces se multiplie.
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Plaine de Valence (Drôme), reportage
Il existe des moments fugaces qui contiennent un monde. Des rencontres furtives qui élargissent le cœur, où on se dit que tout n’est pas perdu. Au milieu d’une grange où traîne du matériel agricole, la chouette effraie nous fixe de ses intenses yeux noirs. Puis prend son envol, tout en majesté et en silence.
Ici, elle n’est ni une intruse ni une étrangère. Elle vit sa vie, invitée et accueillie comme des centaines d’autres espèces — un cortège d’insectes, d’oiseaux et de reptiles — qui tissent la trame et la force du vivant.

Les couleuvres vipérines se faufilent entre les haies, tandis que les trilles du troglodyte mignon retentissent dans le verger. Bientôt peut-être des castors habiteront la rivière et des guêpiers se poseront au-dessus des mares.
Nous ne sommes pas dans une réserve naturelle mais dans une ferme au cœur de la plaine de Valence, dans la Drôme. Un écrin de verdure au milieu des monocultures intensives. À la ferme du Grand Laval, le bourdonnement de la vie a même réussi à couvrir le bruit de la route.

« La paysannerie est un don du sauvage, affirment ses habitants, Elsa et Sébastien. Notre production agricole dépend en grande partie de dynamiques qui nous dépassent. »
« Nous devons apprendre à leur laisser de la place »
Les vers de terre aménagent le sol, les pollinisateurs assurent la fécondation des plantes à fleur, les champignons capturent les nutriments, les bactéries fixent l’azote…
« La vitalité de notre ferme est liée à des espèces qui ne sont ni domestiquées, ni contrôlées. Nous devons apprendre à leur laisser de la place », disent-ils.

Depuis leur installation en 2006, le couple d’agriculteurs a mis ses convictions à l’épreuve. Sur d’anciennes terres gagnées à la maïsiculture, gorgées de pesticides, labourées et essorées, l’ancien ornithologue et sa compagne ont développé une ferme en polyculture élevage, diversifiée, avec des fruitiers, un troupeau de brebis, des poules et de grandes cultures.
Sur près de vingt hectares, une dizaine de mares ont été creusées et des centaines de nichoirs posés. Des bandes enherbées et des haies touffues séparent les cultures et servent de corridors écologiques.

Ici, le vivant ne se déploie pas à la bordure du système productif ni à sa marge mais en son sein. Le sauvage y est pleinement intégré et associé. Il est vu comme un allié avec qui il faut apprendre à composer. À égalité.
« Ce n’est pas la ferme qui abrite la vie sauvage, c’est cette dernière qui tient le monde et le rend habitable », explique le couple d’agriculteurs.

En dix-sept ans, le résultat est remarquable. Plus de 1 500 espèces ont été comptabilisées sur la ferme : 60 abeilles sauvages, 130 de papillons, 33 libellules… Le nombre de passereaux a doublé et une colonie de moineaux (200 couples !) est arrivée.
« Houp-houp-houp »
L’ancien désert agroindustriel a fleuri. Il est redevenu un terreau fertile où l’on entend à nouveau le chant des alouettes et le « houp-houp-houp » si singulier de la huppe fasciée.

Alors que le vivant s’érode, la ferme du grand Laval incarne des futurs désirables. Depuis quelques années, sa belle histoire attire les journalistes qui en ont fait la vitrine d’une agriculture en harmonie avec la biodiversité, mais en réalité, elle est loin d’être la seule.
Une métamorphose subtile bouscule aujourd’hui le monde paysan. Un nouvel art de l’attention au vivant se dessine, partout sur le territoire.

Un réseau souterrain de fermes, de naturalistes, d’agricultrices et d’agriculteurs est en train d’émerger dans la Drôme, une constellation de lieux qui ont décidé de prendre à bras-le-corps ces questions.
Paysans et gardiens de la nature
Avec la volonté de faire voler en éclat le dualisme entre domestique et sauvage. Avec le désir de concilier agriculture rentable et hospitalité active pour le vivant. Avec l’envie d’agir à son échelle : être paysan mais aussi gardien de nature.

Autour de la plaine de Valence, le collectif Fermes paysannes et sauvages rassemble désormais plus de vingt-cinq fermes, avec des productions diverses.
Une autre association, L’hirondelle au champ, accompagne les agriculteurs dans le sud du département pour créer des aménagements susceptibles de faire revenir la faune et la flore sur leur propriété. En creux, c’est un mouvement social qui s’esquisse. Un changement d’ordre politique, une bataille culturelle.

Parmi eux, Olivier est un ancien naturaliste professionnel. Il s’occupe désormais avec Prêle, sa femme, de quatre-vingts brebis, trois vaches et une dizaine de chèvres dans un vallon escarpé des Baronnies. Chaque année, ils récoltent dix tonnes de fumier qu’ils utilisent pour dynamiser certaines essences d’arbres et diversifier la forêt qui l’entoure.
Attiser les forces du vivant
Leur autre outil pour le vivant ? Les mâchoires de leurs bêtes qui façonne des espaces ouverts. Des mares ont également été creusées et des garennes construites pour les lièvres et les petits mammifères.
« C’est un simple coup de pouce, dit-il. L’ébauche d’une conversation avec le vivant. On lui fait simplement une proposition : veux-tu habiter là ? Après c’est lui qui décide. On ne se substitue pas à ses forces. Au contraire, on les attise. »

Pour lui, devenir paysan est autant une nécessité qu’une évidence. « Beaucoup de naturalistes dépriment dans des bureaux d’études, ils sont aux premières loges du désastre environnemental et se sentent impuissants. En étant paysan, on prend au contraire les rênes de la direction d’un territoire. On retrouve une prise. C’est comme les militants qui achètent des actions chez Total, on fait de l’entrisme. On s’impose politiquement en infiltrant le milieu ! »

À proximité de Valence, Juliette partage ce constat. En devenant maraîchère en agriculture biologique, elle dit avoir « découvert un pouvoir immense ». Entre ses mains repose le destin de six hectares dans une zone périurbaine qui se bétonne à grande vitesse.
« Grâce à mon travail, je peux soustraire ces espaces aux logiques destructrices du vivant. C’est une grande responsabilité », raconte-t-elle.

Pendant près de dix ans avec Guillaume, son compagnon devenu lui-même agriculteur, ils étaient tous les deux géologues dans l’industrie minière et cherchaient des gisements d’uranium en Afrique. « Nous avons tout lâché pour défendre un autre rapport à la terre, basé sur le soin et l’écoute », disent-ils humblement.
Faucons et fleurs sauvages
Aujourd’hui, leur ferme est envahie de fleurs sauvages. Sur les perchoirs installés, des faucons crécerelles guettent leur proie. Il paraît aussi que la chouette chevêche est revenue.

Les agriculteurs sculptent le territoire. Plus de la moitié (60 %) de la France est dédié aux cultures et à l’élevage. « Délaisser cet espace serait une erreur du point de vue de la conservation du vivant », souligne le naturaliste Maxime Zucca.
Le quadragénaire est en charge d’une vaste enquête scientifique sur la ferme du Grand Laval où il inventorie les différentes espèces observées avec de nombreux chercheurs de renom.

Il accompagne aussi d’autres fermes du réseau. « Les naturalistes doivent sortir de leur parc naturel et de leur muséum, affirme-t-il. Il faut investir les champs et montrer que les milieux anthropiques peuvent être accueillants pour la vie. Alors certes, ce n’est pas la grande barrière de corail, mais ici aussi, il y a beaucoup de choses à découvrir et à imaginer. »
Avec parfois de sacrées surprises : sous de vieilles planches à proximité du verger, les mycologues sont tombés sur un champignon du genre Sistotrema, ultra rare, quasiment inconnu. Il n’avait été observé qu’une seule fois auparavant dans le Var et sur la base d’un unique exemplaire.

Il y a de la joie à redécouvrir son chez-soi, à constater qu’il peut être si généreux et foisonnant. À condition qu’on en prenne soin. Au chevet de la terre, les paysans ont développé un goût nouveau pour l’exploration.
« Fierté retrouvée »
Les jumelles toujours en bandoulière, ils sont devenus des paysans « hybrides », disent-ils, mi-naturalistes, mi-agriculteurs. « Alors que la profession traverse une crise morale et d’utilité sociale, il y a chez eux quelque chose de l’ordre du paysan heureux, remarque Maxime Zucca. Une forme de fierté retrouvée. »

Entre eux, ils ont créé une boucle de conversation sur l’application Signal où ils partagent des photos et des commentaires de ce qu’ils observent dans leur ferme. La découverte du vivant est un jeu de piste permanent, une source d’émerveillement.
« J’écoute plus attentivement les chants d’oiseau »
« J’écoute plus attentivement les chants d’oiseau, confie Juliette, la maraîchère en périphérie de Valence. J’ai renoué avec une curiosité d’enfant qui m’enchante au quotidien. » Il faut suivre les coulées et les sentes d’animaux, scruter les signes, courir après les empreintes et les pelotes, poser des pièges photos…
« Cela nous a retourné le cerveau de se rendre compte que notre petit monde était si peuplé. Notre sensibilité s’est accrue, avec cette impression, si singulière, d’être vivant parmi les vivants », poursuit Guillaume, son compagnon.

La charte des fermes paysannes et sauvages repose sur un principe simple, résumé ainsi : « Il est interdit de tuer un animal ou un insecte, d’arracher une plante si on ne connaît ni son nom, ni son rôle écologique. On peut détruire mais seulement en conscience et en connaissance. »
Avec le philosophe Baptiste Morizot, qui vit sur les contreforts du Vercors, les paysans et paysannes ont charpenté théoriquement leur pratique. Ils ont développé ensemble le concept « d’hospitalité active ».

Le but n’est pas, selon eux, de monitorer la nature mais d’accélérer et d’accompagner ses processus propres. Et surtout de viser l’abondance du vivant. « On s’attache plus à l’écosystème général qu’à des espèces endémiques ou rares. On ne fait pas le tri. À la ferme, tout ce qui vit compte », assure Sébastien du Grand Laval.
À l’Hirondelle au champ, on refuse aussi le langage de l’économie qui financiarise la nature. Ne parlez surtout pas de « service écosystémique », de « biorégulation » ou autre invention abstraite du monde marchand.

« On s’en fiche de savoir si ces bêtes et ces insectes ont individuellement une utilité pour nous, ce qui compte c’est l’interaction qu’elles tissent entre elles. On sait à la fin que cela va bénéficier à la ferme, mais ce n’est pas le but premier », souligne Sabine, présidente de l’association.
« On ne présente pas les espèces comme des outils »
« On ne présente pas les espèces comme des outils. Comme si on allait recruter des mésanges ou des vers de terre », dit celle qui est également productrice de plantes aromatiques et médicinales.

L’enjeu est plutôt d’ordre écologique. Seule la densité de la vie permet de recréer des équilibres féconds. « Là où l’agriculture intensive a voulu simplifier le système, nous on le complexifie », explique Baptiste Morizot. « On va favoriser la présence du vivant, recréer des chaînes de prédations, de compétitions et d’entraide pour éviter le pullulement d’une espèce en particulier. C’est tout l’inverse des pesticides qui luttent contre la présence en l’éradiquant, ce qui rend évidemment l’écosystème moins résilient ».

Accepter ces principes est loin d’être facile. C’est une remise en cause profonde de toute une culture qui nous invite à lutter contre de soi-disant « nuisibles », maintenir les champs « propres » ou faire disparaître « les mauvaises herbes ».
« On hérite d’un imaginaire qui survalorise le contrôle alors qu’on devrait apprendre à lâcher prise », constate Laure, une viticultrice qui habite à Saint-Peray, sur les côteaux en face de Valence.

Sur seize hectares, elle s’occupe avec son compagnon, de vignes en agroécologie. Les inter-rangs ne sont pas labourés mais enherbés. Un petit troupeau de vaches et de brebis y pâture. Des arbres ont été plantés entre les lignes et dans les rangs, des mares ont été creusées.
« On ne veut pas être une oasis coupée du monde »
L’objectif ? « Sortir de la monoculture » qui uniformise les champs mais aussi la pensée. « Ces expériences ont un effet de perforation du monopole de l’agriculture industrielle, assure Baptiste Morizot, elles font exister l’alternative au cœur d’un territoire hostile. » L’enjeu pour ces fermes n’est pas d’être duplicable mais de créer un élan.

« On ne veut pas être des pionniers, on veut changer l’agriculture en profondeur. L’idée n’est pas de remettre du vivant dans une ferme isolée, mais de créer des connectivités entre nos fermes, des corridors pour que la faune puisse circuler, explique Laure. Suite à [la manifestation contre les mégabassines à] Sainte-Soline, on culpabilisait de ne pas être en première ligne, on rageait de ne pas pouvoir être sur tous les fronts, mais on se sent reliés et solidaires. On ne veut pas être une oasis coupée du monde. »
Du haut de sa ferme, le regard de Laure domine la plaine de Valence. L’horizon se perd derrière la ligne du Vercors. « Et qui sait peut-être qu’un jour on ira jusque dans la Beauce », sourit-elle.
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