Nucléaire militaire, le débat est urgent

Manifestation, en mars 2022, d'Ukrainiens vivant en Corée du Sud. - © Jung Yeon-je / AFP
Manifestation, en mars 2022, d'Ukrainiens vivant en Corée du Sud. - © Jung Yeon-je / AFP
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Des centrales ont été attaquées. La guerre en Ukraine nous impose de nous interroger avec lucidité sur les risques nucléaires, assurent les auteurs de cette tribune. Las, aucun responsable politique n’en parle.
Le groupe de travail Risques nucléaires, initié par les unions d’associations « Osons les jours heureux » et « De l’écologie et des solidarités », rassemble Bernard Blondin, Élisabeth Gleizes, Denis Gueneau, Yves Lenoir, Bernard Martin, Thierry Salomon, Philippe Segers, Denis Vicherat et Patrick Viveret.
Pour les uns, « on a tous les éléments d’une escalade menant à la troisième guerre mondiale » ; pour d’autres, « Poutine cherche à faire peur, il ne peut pas déclencher seul le feu nucléaire ». Pour les uns, « si l’Ukraine avait été une puissance nucléaire, elle n’aurait pas été attaquée » ; pour d’autres, « que l’Ukraine ait ou non la bombe n’aurait rien changé à la volonté de Poutine de l’annexer ». Enfin, certains en sont sûrs : « Poutine est devenu fou », alors que d’autres pensent au contraire que « Poutine suit avec sang-froid une stratégie réfléchie »…
Qui croire dans cette avalanche d’avis contradictoires ? Que penser de l’un des évènements géopolitiques les plus considérables survenus en Europe depuis 1945 ? Les enjeux sont suffisamment graves pour ne pas se contenter d’avis simplistes ou de spéculations hâtives. Mais il est clair que ces semaines de guerre balaient bien des certitudes et soulèvent de légitimes interrogations sur les risques nucléaires tant civils que militaires.
En effet, pour la première fois dans l’Histoire, une guerre entre deux pays sur le sol européen a été déclenchée par un agresseur détenteur de l’arme nucléaire.
Questions : la dissuasion nucléaire, fondée sur « l’équilibre de la terreur », est-elle réellement dissuasive face à un autocrate disposant de l’arme atomique et d’une absolue concentration du pouvoir ? Ou s’avère-t-elle, pour lui, un efficace outil de chantage paralysant, par peur de l’escalade, toute riposte militaire défensive face à une agression même conventionnelle ? Dès lors la dissuasion nucléaire, voulue comme une protection, ne se révèle-t-elle pas plutôt une arme incitant celui qui en dispose à mener avec impunité tout type d’exactions, y compris sur des cibles civiles, comme à Marioupol et Boutcha ?
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Les installations nucléaires civiles semblaient sanctuarisées contre toute agression militaire, conformément aux règles de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) [1], dont la Fédération de Russie est membre depuis sa création, en 1957. Or, pour la première fois dans l’histoire du nucléaire, deux installations, à Tchernobyl et à Zaporijia, ont été prises d’assaut, leurs personnels séquestrés au mépris de la sûreté, les communications coupées et les transmissions de données vers l’AIEA suspendues.
Questions : pourquoi l’AIEA s’est-elle révélée totalement impuissante face à ces situations périlleuses, tant d’un point de vue politique qu’opérationnel ? De quels moyens dispose-t-elle, tant en intervention directe qu’en sanctions, pour assurer, au-delà des communiqués, la sécurité des installations nucléaires en cas de conflit ?
Pour la première fois également, le premier mois de guerre en Ukraine a été l’occasion de frappes par missile hypersonique, arme contre laquelle toute protection antimissile est quasi impossible, selon les experts militaires [2].
- Or, sans même songer à un conflit nucléaire, une simple frappe conventionnelle avec ce type de missile pourrait mettre hors d’usage ou d’alimentation les systèmes de refroidissement du cœur d’une centrale nucléaire et les piscines de combustibles. Dans ce cas, une fusion peut, comme on l’a vu à Fukushima, survenir en un à trois jours, avec de possibles conséquences catastrophiques sur une région entière et sur ses habitants pendant plus d’un siècle.
La guerre en Ukraine nous impose de nous interroger sur le dogme de la dissuasion nucléaire
Questions : les cinquante-six réacteurs nucléaires français répartis sur dix-huit sites sont-ils protégés contre une attaque conventionnelle ? Sinon, en cas d’impact destructif, comment évacuer en catastrophe Paris et sa banlieue si la centrale de Nogent-sur-Seine est atteinte, ou bien Lyon et la vallée du Rhône si la centrale du Bugey est visée ? Peut-on raisonnablement parier qu’aucun conflit majeur ne surviendra jusqu’au prochain siècle, compte tenu des durées de fonctionnement envisagées sur ce type d’installations [3] ?
La guerre en Ukraine nous impose bien entendu de repenser au niveau européen notre politique énergétique. L’Europe doit s’y engager résolument grâce à la sobriété et à l’efficacité énergétique, et par le déploiement massif des renouvelables. Seule cette stratégie permettra de réduire drastiquement notre dépendance aux énergies fossiles et d’atteindre la neutralité carbone avec nos propres ressources, sans risques industriels majeurs ni production de déchets hautement toxiques.
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Cette guerre nous impose aussi de nous interroger avec lucidité sur les risques nucléaires, ainsi que sur le dogme de la dissuasion, pour laquelle la France va consacrer, entre 2021 et 2025, près de 6 milliards d’euros par an [4]… Rappelons notamment que la France n’a toujours pas ratifié ou signé, contrairement à 145 autres pays, le traité Tian [5] sur l’interdiction des armes nucléaires initié par l’Ican [6], traité qui, depuis son adoption en janvier 2021, rend ces armes illégales au regard du droit international.
Or, même après le choc de l’invasion de l’Ukraine, les programmes et les déclarations de la quasi-totalité des candidats à l’élection présidentielle française étaient étonnamment flous, indigents, voire quasiment muets sur la dissuasion nucléaire et sur les risques liés au nucléaire. Pourtant, la politique, c’est prévoir, paraît-il…

En matière de risques nucléaires, l’impensable peut rentrer dans le cadre du possible
Nous demandons donc aux candidats du second tour de s’engager à mettre en place un véritable débat national :
- sur notre politique de défense, couvrant à la fois les systèmes d’armes et la défense civile non violente ;
- sur la doctrine française de dissuasion nucléaire ;
- sur les risques du nucléaire civil et militaire, tant en cas de conflits que d’accidents non intentionnels (erreurs humaines, d’interprétation ou algorithmiques, comportement dangereux, défaillances non prévues) ou provoqués (terrorisme, sabotage, cyberattaque) ;
- sur la vulnérabilité d’un système énergétique très centralisé, pyramidal, sujet à la spéculation et aux tensions géopolitiques car s’appuyant sur des ressources importées [7]. Ce système doit être mis en balance avec la sécurité et la résilience qu’apporteraient des unités de productions bien plus nombreuses, mieux réparties, très maillées et s’appuyant sur les ressources renouvelables de nos territoires.
Un tel débat devra aborder des questions d’ordre historique, sociétal, sanitaire, philosophique et éthique. Il devra donc être alimenté par des chercheurs et des spécialistes multidisciplinaires, et pas uniquement par du personnel des domaines militaire ou de l’armement. Il pourrait s’appuyer sur des conventions nationales, à l’image de celle sur le climat, en étroite synergie avec le Conseil économique, social et environnemental (Ceser) et les deux assemblées parlementaires.

Il faut rompre l’assourdissant silence de nos responsables politiques sur toutes ces questions qui, en cas d’accident majeur ou de conflit nucléaire, conditionnent l’habitabilité de nos territoires, voire l’existence même de l’espèce humaine [8]. Depuis la nuit du 24 février dernier, ce qui n’était qu’une menace abstraite et occultée s’est brutalement concrétisé : en matière de risques nucléaires, l’impensable peut rentrer dans le cadre du possible.
L’invasion de l’Ukraine, cette « guerre qui ne pouvait avoir lieu », doit nous ouvrir les yeux et les esprits : elle nous impose d’engager sans attendre un débat qui n’a jamais eu lieu.