Ornithologue cherche oiseau pour lui passer la bague au doigt

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Animaux La balade du naturalisteTrois fois par an, l’ornithologue Maxime Zucca déploie ses filets dans le marais de Maincourt, dans les Yvelines. Objectif : baguer les oiseaux rares et moins rares - mésanges, rouges-gorges, fauvettes et compagnie. Une mission délicate mais indispensable pour connaître les dynamiques de population et mieux protéger la biodiversité. Reportage.

Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.
- Maincourt (Yvelines), reportage
Le ciel d’encre commence à peine à pâlir entre les feuilles frémissantes des aulnes. Mais à 5 h 30 du matin, les oiseaux du marais de Maincourt sont déjà bien réveillés et leurs cris et leurs chants emplissent la roselière qui borde l’Yvette. Les bottes en caoutchouc de Maxime Zucca, ornithologue, et de Robin Panvert, apprenti bagueur, s’enfoncent avec un bruit de succion dans la boue gluante, au milieu des iris, des reines-des-prés et des cardamines amères. Armés de perches, ils finissent d’installer les douze fins filets verticaux où ils espèrent capturer quelques résidents à plumes de la zone humide. Objectif : mener une opération de baguage dans le cadre du programme de suivi temporel des oiseaux communs (Stoc) capture, mené depuis 1989 par le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et la Ligue de protection des oiseaux (LPO).

« On pose à chaque oiseau une bague métallique gravée d’un numéro unique qui permet de l’identifier individuellement. On note également quelques caractéristiques individuelles, âge, sexe, taille, poids, etc. » explique Maxime Zucca. L’opération est renouvelée chaque année au même endroit pendant dix ans, au moins trois fois par an et de préférence aux mêmes dates. Objectif : suivre les tendances des populations d’oiseaux et évaluer leur état de santé. « C’est grâce à ce programme qu’on a découvert que le moineau déclinait en Île-de-France alors que le pigeon ramier augmentait », indique Maxime Zucca. Lui-même bague les oiseaux du marais de Maincourt en mai, juin et juillet depuis 2002, « avec une interruption en 2012-2013 pendant le chantier de réhabilitation de la zone humide et une autre en 2016 ».

Les filets dépliés, le marathon commence. « En cette période de reproduction, les oiseaux couvent ou nourrissent leurs petits. On va donc limiter le plus possible le temps qu’ils passent hors du nid », justifie l’ornithologue en s’engageant dans la végétation à grandes enjambées, apparemment insensible aux brûlures d’orties et aux éclaboussures boueuses. Au filet no6, un minuscule passereau au discret plumage gris et brun et au long bec fin s’est entortillé dans les mailles. « Un troglodyte mignon (Troglodytes troglodytes), l’oiseau le plus petit de France ! » Maxime Zucca le dégage avec délicatesse. « Pour tenir un oiseau, on saisit doucement son cou entre l’index et le majeur, sans serrer, et on glisse ses tibias entre l’annulaire et l’auriculaire. » Entre les mains expertes de l’ornithologue, l’oiseau reste d’une placidité impressionnante. « Si le bagueur est calme, l’oiseau l’est aussi, explique Maxime Zucca. Mais il y a aussi des caractères individuels. Les mésanges s’énervent tout le temps ! »
L’histoire de chaque oiseau se dévoile
De son côté, Robin Panvert se prépare à noter les données dans un tableau : numéro de bague, action (« baguage » ou « contrôle » si l’oiseau est déjà bagué), date, heure, espèce, âge, sexe, longueur de l’aile, masse, etc. « Il est déjà bagué : bague no 7744917, l’informe Maxime Zucca. Son cloaque [l’endroit par lequel les oiseaux font leurs besoins et se reproduisent] est enflé, c’est donc un mâle adulte. » Il mesure la longueur de l’aile à l’aide d’une réglette suspendue à son cou : « 49 millimètres. » L’oiseau est ensuite enveloppé dans un sachet de mouchoirs en papier vide et suspendu à un peson : « 9,75 grammes. »

L’histoire de chaque oiseau se dévoile au fil de ces observations précises et patientes. Au filet no5, un rouge-gorge familier (Erithacus rubecula) présente un drôle de ventre nu. « C’est typique d’une femelle en train de couver, explique l’ornithologue. Le duvet tombe et les vaisseaux se dilatent pour réchauffer les œufs de manière plus efficace. » Vient le tour d’un jeune pouillot véloce (Phylloscopus collybita) aux douces nuances gris-jaune et au poids plume : « 5,75 grammes, c’est trop peu. Normalement, il pèse 8 grammes ! C’est que nous sommes en période de dispersion : les jeunes ne sont plus nourris par leurs parents et doivent chasser eux-mêmes. C’est un moment dur, où la mortalité est élevée. » La physionomie des oiseaux en dit également long sur leur mode de vie. « Ça, c’est une fauvette des jardins (Sylvia borin), indique Maxime Zucca, un oiseau au plumage brun et au bec sombre assez massif à la main. Elle a les longues ailes caractéristiques des grands migrateurs. Elle vole jusqu’en Afrique de l’Ouest pour les françaises, jusqu’en Afrique du Sud pour certaines ! » Les filets captureront aussi nombre de ses cousines, les fauvettes à tête noire (Sylvia atricapilla).

Après tous ces oiseaux des sous-bois, le filet suivant réserve une jolie surprise : une locustelle tachetée (Locustella naevia) au croupion strié de brun rougeâtre. « Cet oiseau des roselières est rare, on ne l’a pas chaque année, se réjouit le bagueur. C’est un oiseau très discret qu’on ne voit jamais. » Et pour cause : plutôt que voler, il préfère se faufiler au sol à l’abri des roseaux, comme une petite souris. Autre bizarrerie, « son chant qui ressemble à une stridulation de sauterelle, trrr-trrr », imite Maxime Zucca en souriant. La locustelle tachetée est aussi une grande migratrice qui prendra le large fin août, direction l’Afrique de l’Ouest. Plus loin, Robin Panvert identifie un autre migrateur typique des roselières : la rousserolle effarvatte (Acrocephalus scirpaceus). Pas une mince affaire, tellement elle ressemble à sa cousine la rousserolle verderolle (Acrocephalus palustris). « Elle a des couleurs un peu plus chaudes et le bec plus long et plus fin. L’aile est plus courte », indique Maxime Zucca. Qui les reconnaît au ramage aussi bien qu’au plumage : « Écoute, deux verderolles qui chantent à seulement deux mètres d’écart ! C’est fou d’avoir des territoires aussi petits ! »
Soixante-six oiseaux bagués en une matinée
Comment fait-il pour garder en tête autant de noms d’oiseaux ? Tout est affaire de transmission et d’expérience. « Mon père était ornithologue, raconte-t-il. Il est décédé jeune et j’ai gardé cette passion en héritage. J’ai commencé avec mon frère et un copain, à l’occasion de colos nature organisées par des Centres permanents d’initiatives pour l’environnement (CPIE). Puis un ornithologue nous a pris sous son aile pendant trois, quatre ans et nous a bien fait progresser. J’ai commencé à baguer à l’âge de onze ans et j’ai obtenu mon permis à seize ans. » Il en a aujourd’hui trente-trois et la passion est toujours là, « surtout quand on tombe sur un oiseau un peu plus rare, un peu plus joli ». Comme ce jeune bouvreuil pivoine (Pyrrhula pyrrhula) au croupion blanc et au solide bec arrondi. « L’adulte est rose vif en dessous, apprécie le bagueur. C’est drôle, ils ont toujours des petites graines dans le bec, comme un pélican conserve ses poissons ! »

Après plusieurs heures à arpenter le sol détrempé et à se battre contre les ronces, les orties et les roseaux, le soleil est déjà bien haut et la température se réchauffe. Un filet rempli de jeunes mésanges bleues (Parus caeruleus) — « Ce sont des groupes de jeunes émancipées qui se baladent en bande, c’est plus efficace pour trouver de la nourriture quand on n’a plus ses parents pour aider. » — constitue la dernière grosse prise. Encore une ou deux mésanges charbonnières (Parus major), une mésange nonnette (Poecile palustris), une grive musicienne (Turdus philomelos) et une femelle merle noir (Turdus merula) et les bagueurs replient les filets sur le coup de midi, un peu hébétés après cette longue matinée. Soixante-six oiseaux auront été contrôlés ou bagués au cours de cette sortie.
Reste pour Maxime Zucca à saisir toutes les données recueillies sur le site du MNHN, qui les versera à son tour à l’Institut d’écologie et de gestion de la biodiversité (IEGB) et à Euring, la banque européenne rassemblant les données provenant de centres ornithologiques européens. En 2013, 308.367 données qui concernaient 228.220 oiseaux avaient été recueillies par les quelques 300 à 400 bagueurs français, souvent bénévoles. Une manne pour les écologues, insiste Maxime Zucca : « Elles ont servi de ressource à plus de quarante publications scientifiques. »
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POUR OU CONTRE LE BAGUAGE ?
Oiseaux pris dans des filets, manipulés et stressés, démaillages parfois laborieux, morts... Le baguage est indéniablement un dispositif invasif. Au marais de Maincourt, un pouillot véloce a dû subir vingt minutes de détricotage minutieux avant d’être libéré en bonne santé. Une jeune mésange bleue n’a pas eu cette chance : le cou complètement entortillé dans le filet, elle a fini par succomber. « Je déteste quand ça se passe comme ça, lâche Maxime Zucca, le regard sombre. Heureusement, ça ne m’arrive pas tous les ans. » Trop risqué, le baguage ? « La manipulation peut entraîner des décès. La bague en elle-même pèse 0,05 gramme. C’est très léger et ça n’a pas d’impact, contrairement aux balises GPS, dont les plus légères pèsent 3 grammes et qui augmentent la mortalité naturelle de 3 à 4 % », relativise l’ornithologue.

Le baguage reste précieux pour mieux connaître les oiseaux et donc mieux les protéger. « Le baguage est apparu aux États-Unis à la fin du XIXe siècle et s’est développé en Europe au XXe siècle, raconte Maxime Zucca. Au début, il s’agissait de comprendre où partaient les oiseaux migrateurs. Jusqu’au XVIIe-XVIIIe siècles, on pensait encore que les hirondelles hivernaient au fond des mares ! » Aujourd’hui, pour éviter les excès, le Centre de recherche sur la biologie des populations d’oiseaux (CRBPO) gère plusieurs programmes fondés sur le baguage : le suivi temporel des oiseaux communs (Stoc) et le suivi des populations d’oiseaux locaux (Spol) pour les aspects démographiques, et plusieurs protocoles d’étude de la migration et de la dispersion. C’est lui qui délivre les autorisations et il impose au bagueur de comptabiliser les oiseaux blessés et morts lors du baguage. « Finis les baguages des années 1980-1990, sans protocole, où on déployait ses filets juste pour voir ce qu’on allait capturer et où l’on mettait une partie des oiseaux en cage pour attirer les autres, apprécie Maxime Zucca. Désormais, on bague utile et éthique. »

N’importe qui ne peut pas s’improviser bagueur. Robin Panvert prépare son diplôme de baguage délivré par le MNHN : « Le futur bagueur se forme auprès de bagueurs diplômés qui lui transmettent les bons gestes. La formation dure deux à trois ans et chaque compétence du livret de formation doit être validée par au moins deux bagueurs diplômés. Après cela, il reste à passer un examen final, théorique et pratique. »
Cette formation apporte des garanties sur la prise en compte du bien-être animal comme sur la qualité des données recueillies, très utiles aux écologues. « Le marquage individuel permet de savoir si les oiseaux ont survécu d’une année à l’autre, explique Manon Ghislain, docteure en écologie du MNHN. Grâce aux données du Stoc capture, j’ai ainsi pu mettre en relation l’état de santé et le taux de survie de 23 espèces d’oiseaux avec l’évolution du climat depuis 1989, et découvrir que la survie était plutôt bonne lors des épisodes de canicule et que les variations de taux de survie étaient plus importantes dans les zones humides. Cela démontre que c’est sur ces écosystèmes qu’il faut concentrer les efforts de conservation. » Même discours chez Nicolas Dubos, qui prépare une thèse sur l’évolution de la taille des oiseaux en fonction du climat : « J’ai observé que le réchauffement des températures pouvait entraîner une augmentation de la taille des oiseaux, sans doute du fait d’une nourriture plus abondante. Reste à examiner les taux de survie pour voir si ces changements sont réellement avantageux. »
Au niveau plus local, Grégory Patek, du Parc naturel régional de la vallée de Chevreuse, profite également des observations réalisées dans le marais de Maincourt : « Si le Stoc capture nous dit qu’il y a de moins en moins de rousserolles effarvattes très liées à la roselière, c’est sans doute que les roseaux ont perdu en hauteur et en densité. Ce type d’informations peut guider des chantiers de restauration du milieu. »