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ChroniqueAgriculture

Pluie, gel, saisons… Paysan, j’accepte les contraintes du vivant

Les paysans doivent faire avec la météo et les aléas naturels. Ces contraintes ne sont jamais perçues comme une aliénation selon le chroniqueur Mathieu Yon. Pour le maraîcher, il s’agit même d’un rapport « nécessaire et délibéré » entre la terre et lui.


Mathieu Yon. © Enzo Dubesset / Reporterre
Le néopaysan Mathieu Yon est désormais chroniqueur pour Reporterre. Il vous racontera régulièrement les joies et les déboires de son installation dans la Drôme en tant que maraîcher biologique en circuit court.


Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi l’agriculture faisait l’objet d’un débat récurrent dans la société ? Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi vous étiez attachés à vos lointaines racines paysannes ? À votre maison inhabitée en Lozère ? Et pourquoi les paysans revenaient si souvent dans votre mémoire ?

On pourrait penser qu’il ne s’agit-là que d’alimentation, que le rôle de l’agriculture se résumerait à remplir les rayons d’un supermarché ou d’un magasin bio. Mais, à l’heure où les multinationales se lancent dans la fabrication d’une alimentation de synthèse, et qu’il sera bientôt normal, et même écologique, de se nourrir de « viandes » issues de cellules souches, nous commençons à mesurer la signification de l’agriculture. Nous commençons à mesurer la gravité d’une disparition du monde agricole, qui serait bien plus qu’une disparition des productions agricoles.

Les agriculteurs entretiennent un rapport au monde : avec ses pluies torrentielles, ses gels tardifs et ses canicules. Ils se plaignent du temps qu’il fait parce qu’ils ne peuvent jamais s’en prémunir totalement. Le jour où ils cesseront de se plaindre, c’est que les légumes pousseront dans des entrepôts, que le lait et la viande seront élaborés dans des laboratoires, et que nos vies ne seront probablement plus des vies.

Derrière l’agriculture numérique, derrière l’alimentation cellulaire, derrière la voiture autonome, derrière les métavers, il y a ce même projet de rompre avec le monde. Pour que ce projet de rupture se réalise, nous devons croire aveuglément aux vertus d’un progrès technologique qui nous libérerait des contingences matérielles. Mais cette idée apparaît aujourd’hui comme une monumentale erreur.

La contrainte, sans l’aliénation

Pourquoi une vie délivrée des nécessités matérielles deviendrait-elle une vie dédiée à notre développement moral et spirituel ? Pourquoi suffirait-il de se débarrasser des « contraintes secondaires » pour mener poétiquement nos vies, comme le suggère Edgar Morin ?

« Le développement des machines artificielles vers l’autonomie croissante et l’autoorganisation, et le développement futur des intelligences artificielles nous font envisager l’ère des métamachines qui, associées aux micromachines des nanotechnologies, libéreraient les humains de toutes les contraintes secondaires et tâches subalternes, leur permettant de vivre poétiquement leur vie, de se consacrer à leur développement moral et spirituel et de se vouer aux questions essentielles de leur destin. » [1]

La contrainte, « un rapport nécessaire et délibéré entre la terre et moi »

Il y a dans cette définition des « tâches subalternes », opposées à une vie poétique et spirituelle, un jugement de classe patent. Car ce n’est pas le travail physique qui est la cause du problème, c’est son aliénation. Si vous permettez aux travailleurs de reprendre en main leurs tâches, leurs gestes, ils feront du travail manuel le lieu d’une nécessité libre. C’est ce type de travail que pratiquent les paysans en démarche d’autonomie, les paysans qui peuvent encore décider à quoi ressemble leur ferme.

Cette classification dichotomique et bourgeoise du travail décrite par Edgar Morin révèle une grave confusion entre l’aliénation et la contrainte. La contrainte du temps, des éléments, des saisons, des ravages et des maladies que j’éprouve quotidiennement dans mon champ, n’est jamais vécue comme une aliénation, elle n’est jamais vécue comme une domination. Cette contrainte est vécue pour ce qu’elle est : un rapport nécessaire et délibéré entre la terre et moi. L’erreur grossière du progrès, c’est de confondre la liberté avec l’absence de contraintes.

« Nous aurons perdu un feu »

C’est pourquoi nous, paysans, nous nous entêtons à travailler la terre, à retourner un tas de fumier et à donner du foin aux bêtes. C’est pourquoi vous n’arrivez pas à oublier cette ferme en Lozère. C’est pourquoi vous aimez retrouver vos racines et marcher dans les chemins creux.

Si les paysans disparaissent, si l’alimentation est produite dans des laboratoires, si les légumes ne voient plus la lumière du jour, nous aurons peut-être assez de nutriments dans le corps, assez de pression artérielle dans les veines, nous aurons peut-être diminué nos émissions de carbone. Mais nous aurons perdu un feu, nous aurons perdu un rapport au monde.

Que deviendront nos mains gelées qui poussaient la brouette dans le champ ? Que deviendront les bottes de paille rondes sur lesquelles nous grimpions ? Que deviendra le rouge-gorge sur le manche de la fourche-bêche ? Que deviendra l’odeur des bêtes sur nos vêtements ?

Aussi loin qu’aille la technologie numérique, aussi loin qu’aillent les robots, l’intelligence artificielle et les métavers, nous finirons par revenir au monde. Et quand nous retrouverons le monde délaissé par les Gafam [2], nous aurons ce besoin primitif de faire un feu, ce besoin ancien d’entendre le crépitement du bois qui s’embrase devant nous. Et nous sentirons cette odeur de fumée sur nos vêtements, comme si nous étions rentrés à la maison. Aussi loin que le capitalisme nous emmène, nos mains se souviendront du feu. Et nous réapprendrons à vivre, par nécessité.

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