Portes, fenêtres, frigos... Une association recycle les décors de cinéma

De g. à d. : Max, Jean-Roch, Isabel, Marie et Karine, de la Ressourcerie du cinéma, à Montreuil. - © Mathieu Génon / Reporterre
De g. à d. : Max, Jean-Roch, Isabel, Marie et Karine, de la Ressourcerie du cinéma, à Montreuil. - © Mathieu Génon / Reporterre
Durée de lecture : 7 minutes
Alternatives Culture et idées DéchetsÀ Montreuil, la Ressourcerie du cinéma récupère puis loue ou revend des décors utilisés lors de tournages. Objectif : lutter contre le gaspillage d’un secteur produisant des tonnes de déchets.
Montreuil (Seine-Saint-Denis), reportage
De prime abord, on pourrait croire qu’il s’agit d’un simple réfrigérateur. Ouvrir ses portes permet de constater que celui-ci est particulier : sa paroi arrière a été totalement enlevée.
« C’est comme cela qu’au cinéma, on fait des plans qui donnent l’impression d’être tournés depuis l’intérieur d’un frigo : on place la caméra à l’endroit où le fond a été retiré, et ainsi on peut filmer un personnage en train de servir à boire ou à manger », s’enthousiasme Jean-Roch Bonnin, qui croit se souvenir que ce réfrigérateur a été récupéré sur le tournage de la série Drôle. L’ancien accessoiriste n’en est pas certain : à la Ressourcerie du cinéma, à Montreuil, les objets et matériaux repartent parfois aussi vite qu’ils sont arrivés.

C’est en décembre 2020 qu’est née cette association visant à récupérer des décors de cinéma qui, en temps normal, auraient sans doute terminé dans une déchetterie. L’idée, notamment impulsée par le collectif ÉcoDéco : soit les relouer, soit les revendre à bas prix. Particuliers, sociétés d’escape game, entreprises du BTP, architectes et bien sûr professionnels du cinéma et de l’audiovisuel composent la clientèle de ce lieu atypique et chaleureux.
« L’industrie du cinéma produit énormément de déchets, 15 tonnes en moyenne par long-métrage. Or, avec le réchauffement climatique, il faut absolument que l’on change notre façon de produire et de consommer, et que l’on crée un modèle écocirculaire. D’autant que les choses que l’on récupère sont souvent quasi neuves… », dit Karine d’Orlan de Polignac, spécialiste du tri des déchets qui a cofondé la Ressourcerie du cinéma avec Jean-Roch Bonnin et Isabel Hébert.

« Astérix et Obélix », Jean-Paul II...
Il suffit en effet de se promener dans cet immense hangar de 800 m2, sis dans les usines Mozinor de Montreuil, pour croiser nombre d’accessoires et de matériaux en parfait état. Près de l’entrée par exemple, des luminaires de toutes les tailles côtoient un vélo d’appartement, mais aussi un cadre suranné représentant le pape Jean-Paul II.
Non loin de là, un gros bloc de polystyrène peint en noir, ressemblant à un rocher que l’on imaginerait bien dans Le Seigneur des anneaux, attend sagement repreneur. En levant la tête, on aperçoit sur les mezzanines, construites par les bénévoles du lieu, des canapés, des chaises d’écoliers ou encore des bases de colonnes « effet marbre » utilisées pour les besoins du prochain Astérix et Obélix.

« Pour une scène de ce film, qui a été tournée pendant à peine dix minutes, on a récupéré le contenu de deux camions de 20 m3, remplis notamment de matériaux en bois. Le reste est parti dans des bennes à ordures : nous n’avons malheureusement pas la place de tout stocker », se désole Karine d’Orlan de Polignac, qui note que la Ressourcerie du cinéma ne récupère que 2 à 5 % de tout ce qui est produit sur l’ensemble des tournages.

« Avant de devoir arrêter en raison d’un accident du travail, j’ai bossé vingt-cinq ans en tant qu’accessoiriste, et j’ai toujours été outré de voir des bennes pleines de déchets repartir des tournages. C’est pareil avec la nourriture : si dans un film il y a une scène où un personnage découpe un poulet rôti et que l’on a besoin de la retourner quinze fois, on utilise 15 poulets rôtis... Cette façon de faire n’est pas la bonne », dit Jean-Roch Bonnin, l’un des deux bénévoles permanents de l’association (trois personnes y sont désormais salariées, pour une dizaine de bénévoles réguliers).

Pour Karine d’Orlan de Polignac, cela s’explique par un changement de paradigme opéré dans les années 1980 : « Jusqu’alors, on stockait les décors pour les réutiliser. Mais avec la hausse du prix du foncier en Île-de-France et la baisse du prix des matériaux, on a commencé à être dans la logique “on construit, on jette”, car cela coûte moins cher. » Parfois, des décors demandant beaucoup d’efforts et d’énergie pour être construits ne sont utilisés qu’une fois… alors même qu’ils seront peut-être coupés au montage. Les chefs décorateurs, mis sous pression par les délais serrés des tournages, ne sont en outre pas assez formés aux enjeux de l’écoconstruction, quand bien même la jeune génération s’avère plus sensible aux questions écologiques.

Films, bars ou escape game : des clients multiples
« On travaille aussi sur l’idée de donner des formations aux décorateurs. Souvent, les décors sont décidés sur plan, dans un bureau. On aimerait inverser ce genre de pratiques : que les décorateurs viennent ici regarder ce qu’ils peuvent créer à partir de ce que l’on a déjà à disposition », abonde Jean-Roch Bonnin, qui souligne que tous les éléments disponibles à la Ressourcerie sont postés en photo sur leurs réseaux sociaux (à terme, ils souhaitent lancer une application smartphone).
L’ancien accessoiriste estime ainsi « qu’il y a encore tout un travail d’éducation à faire dans le milieu du cinéma, même si aujourd’hui il se passe des choses, avec notamment plus de normes à respecter ». À l’heure où 1,7 million de tonnes équivalent carbone sont rejetées chaque année par le secteur du cinéma et de l’audiovisuel français, le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) vient par exemple d’adopter une mesure conditionnant le versement d’aides financières au bilan carbone des œuvres.

Jean-Roch Bonnin continue à nous guider dans les dédales de la Ressourcerie. Il ouvre par exemple un carton contenant des vieux paquets de cigarettes, ou encore une mallette grise remplie de faux billets de 100 euros. Il montre aussi avec entrain de grands lampadaires, que l’on pourra bientôt voir dans le prochain film d’Albert Dupontel, Second tour, ou encore des planches en chêne ayant servi pendant vingt ans pour les décors d’une émission de France Télévisions. « Elles allaient être mises à la poubelle. On en a revendu certaines à un bar, et d’autres à une boîte d’escape game. »

La Ressourcerie récupère énormément de matériaux en bois, et notamment des « feuilles décors », qui servent à construire de faux murs sur lesquels sont appliquées de la peinture ou des tapisseries (exemple : pour recréer de toutes pièces l’intérieur d’une maison). Ces panneaux de bois, qui représentent à eux seuls en moyenne 60 % des décors d’un tournage, finissent souvent leur vie dans une déchetterie — avant les années 80, ils étaient davantage recyclés car, au lieu de les enduire, on les recouvrait de tissus faciles à retirer.

Dans le grand hangar de Montreuil, aux côtés de portes ou encore de fenêtres typiquement haussmanniennes, ces « feuilles décors » sont stockées, rebricolées dans un atelier plein de sciures de bois et parfois, elles aussi, réutilisées pour le compte d’un autre secteur — récemment, 90 d’entre elles ont été envoyées à Brest pour les besoins d’une exposition. Si vous souhaitez construire votre maison avec les matériaux de la Ressourcerie — et qui sait, vivre dans les décors de votre film fétiche —, c’est également possible : c’est ce qu’a fait un bénévole de l’association.