Avec la grève, le temps de l’entraide et de la réflexion

Les salariés de la raffinerie Total de Grandpuits en grève en janvier 2021. - © NnoMan Cadoret/ Reporterre
Les salariés de la raffinerie Total de Grandpuits en grève en janvier 2021. - © NnoMan Cadoret/ Reporterre
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Culture et idées LuttesAvec la grève, le monde ralentit, transports et chaînes de production s’arrêtent... Naît alors un temps propice à l’entraide, aux discussions sur la place du travail dans la société. Et sur ce qui doit, ou non, redémarrer.
« Mettre le pays à l’arrêt, c’est prendre le risque d’une catastrophe écologique », a déclaré Olivier Véran avant la journée de mobilisation massive du 7 mars. Après tout, la question mérite d’être soulevée : faire grève est-il, au contraire, un acte écologique ?
Chiffrer l’empreinte carbone d’une grève est un exercice épineux, car il s’agit de mettre en balance une réduction exceptionnelle des émissions liées à la baisse de production d’un côté, et les pollutions exceptionnelles entraînées par le mouvement de l’autre. D’après le magazine Capital, si une grève « coûte » 1 milliard d’euros par jour, c’est parce qu’elle entraîne une baisse d’activité de 15 à 20 % : les émissions de gaz à effet de serre baissent donc en proportion. Par exemple, trois des quatre terminaux méthaniers qui approvisionnent la France en gaz naturel liquéfié (GNL) ont été mis à l’arrêt par la CGT Elengy depuis ce lundi — rappelons que, d’après une analyse comparative du cabinet Carbone 4, le GNL émet 2,5 fois plus d’équivalent CO2 que le gaz transporté par gazoduc. Mais dans le même temps, le site gouvernemental Sytadin enregistrait 500 kilomètres de bouchons cumulés à Paris dans la journée de mardi, une valeur bien au-dessus de la moyenne, et qui s’explique par un report des transports en commun vers la voiture. Garder les yeux rivés sur les courbes ne semble donc pas le meilleur indicateur.
« La grève est un moment suspendu qui nous libère »
Voyons plus large. Comme le soulignait à Reporterre l’économiste Geneviève Azam, « la grève est profondément écologique d’abord parce qu’elle limite la production. Mais pas seulement. La grève est aussi un moment suspendu qui nous libère, une forme de respiration, de pause alors que tout s’accélère autour de nous ». Pour reprendre la formule du dessinateur Gébé dans la BD L’An 01 (1973), si la France est à l’arrêt, alors « on arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste ». En témoigne le mouvement de désertion massif vers les Cévennes ou l’Ariège après mai 68, décrit comme un exode utopique ; ou, à la même époque, les propos d’une jeune gréviste de l’usine Wonder qui, après avoir traversé la grève, s’emporte : « Non, je ne retournerai pas là-dedans, je ne remettrai plus les pieds dans cette tombe. »
« Développer une conscience et une solidarité collectives »
Spécialiste des mouvements sociaux et auteur d’un Antimanuel de socio (Bréal, 2022), le sociologue Alessio Motta observe : « La grève, quand elle s’installe dans une certaine durée, est un cadre dans lequel se créent à la fois des espaces et des moments libres qu’on va consacrer à la réflexion sur le sens et l’organisation du travail. C’est un moment où les gens cessent d’être travailleurs et consommateurs, et deviennent plus citoyens. » Dans ces temps morts s’organisent des assemblées générales, pour discuter de l’organisation du mouvement, mais aussi de sujets annexes. « Ces dernières années, on remarque beaucoup d’assemblées générales qui se forment pour discuter particulièrement d’écologie ou de féminisme, même lorsque la grève n’est pas en lien avec ce sujet », remarque Alessio Motta.

Le mouvement des Gilets jaunes a ainsi été à l’origine d’un rapprochement du mouvement écologiste avec les classes populaires, dont il se tenait relativement éloigné jusque-là. Le sociologue Manuel Cervera-Marzal, qui a étudié les trajectoires des participants à Nuit debout jusqu’à cinq ans après l’occupation de la place de la République, constate que cela a été un « évènement socialisateur fort, qui a renforcé une sociabilité militante ». Il rappelle aussi que c’est l’une des raisons d’être des grèves : « La première fonction de la grève est de peser sur les profits ; mais elle a une seconde fonction, plus interne, qui est de mettre en suspens le temps du travail salarié pour développer une conscience et une solidarité collectives. »
Le collectif de sociologues Quantité critique, qui suit de près le mouvement social actuel depuis ses débuts, observe ce même phénomène. « Nous avons assisté à un déplacement des questions, via la question de la pénibilité au travail, vers une discussion plus profonde et plus large sur la place du travail dans la société, mais aussi sur les formes qu’il prend, son sens et sa valeur », décrit Gala Kabbaj, cofondatrice du collectif.
Les caisses de grève ont été particulièrement nourries
Ce moment où se développent les liens et l’entraide entre grévistes est décrit avec beaucoup de vivacité par la philosophe Simone Weil, qui a elle-même travaillé dans des usines : « Une joie pure. Une joie sans mélange. Oui, une joie. J’ai été voir les copains dans une usine où j’ai travaillé il y a quelques mois. J’ai passé quelques heures avec eux. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ! »
Emblème de cette solidarité interprofessionnelle qui se crée à l’occasion des mouvements sociaux, les caisses de grève ont été particulièrement nourries lors de ce mouvement social. « C’est la première fois qu’on collecte autant en amont de grèves reconductibles », observe dans Les Échos le coordinateur de la « caisse de solidarité » gérée par Info’Com CGT avec SUD-Postes 92, qui a déjà récolté plus de 830 000 euros. Le mouvement contre la réforme aura aussi été l’occasion pour les syndicats d’accueillir un nouvel afflux de recrues : en janvier, la CGT et la CFDT ont enregistré 50 % d’adhésions en plus que d’habitude. Pour Gala Kabbaj, « les syndicats, unifiés et agissants, donnent à voir l’intérêt de l’organisation professionnelle et le capital militant qu’ils déploient apparaît comme un ultime rempart. Il n’est pas étonnant que cette situation fasse naître chez de nombreuses et nombreux travailleurs le désir de s’organiser sur leur lieu de travail et de gagner en protection dans leurs emplois. »

Le mouvement social actuel ravive aussi la question du contrôle de l’énergie et des délestages ciblés. Entre les grévistes qui occupent la centrale hydroélectrique de Grand’Maison (Isère) et qui ont accepté de faire repartir ponctuellement la machine lorsque le réseau menaçait de lâcher, et ceux qui sont à l’origine de coupures ciblées opérées dans la commune du ministre du Travail, Olivier Dussopt, ou la permanence sénatoriale du président Les Républicains du Sénat, Gérard Larcher, tous rappellent que le fonctionnement des infrastructures est avant tout une question de choix politique. Mettre à l’arrêt certaines infrastructures est un moment idéal pour s’interroger sur celles qui devraient repartir, ou non : c’est l’occasion de développer les « arts de la fermeture » mis en exergue par le philosophe Alexandre Monnin, qui publie prochainement Politiser le renoncement (Divergences, à paraître).
Les blocages mettent soudainement en lumière toute la chaîne de production
Lorsqu’une usine, une centrale ou une gare arrêtent de fonctionner, c’est toute la chaîne de production (et de pollutions) qui est soudain mise en valeur : de qui elle dépend, comment elle fonctionne, à quels besoins elle répond, comment on peut y trouver des alternatives… « Certains des blocages revendiqués par les grévistes [...] sont l’occasion de mener des enquêtes sur les effets de la mise à l’arrêt d’une infrastructure », relève Alexandre Monnin. Le philosophe rappelle que John Dewey, ardent défenseur de l’enquête sociologique, avait vu dans les grèves ouvrières de Chicago un moment d’enquête dont avaient pu se saisir les ouvriers pour peser dans le rapport de force. « Les salariés sont souvent oubliés des discussions concernant la fermeture des infrastructures, poursuit Alexandre Monnin. Les grèves leur permettent de mener l’enquête sur le devenir de leur activité, d’intégrer des “savoirs inconfortables” (les “externalités négatives” liées à leur production), et leur permettent de discuter de ce qui peut être fait à la place et de comment l’instaurer. » Un moment particulièrement propice, donc, pour débuter une redirection écologique planifiée collectivement.