Pour Simone Weil, « la grève est une joie pure »

La philosophe Simone Weil a combattu les causes de l’oppression et la domination de la nature. - © Cécile Guillard / Reporterre
La philosophe Simone Weil a combattu les causes de l’oppression et la domination de la nature. - © Cécile Guillard / Reporterre
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Retraites Culture et idées Emploi et travailLes blocages contre la réforme des retraites sont l’occasion de (re)découvrir la pensée de Simone Weil. Pionnière de l’écologie, elle défendait ardemment la grève, notamment le mouvement de 1936, auquel elle participa.
Cet article parle de la philosophe Simone Weil (1909-1943), à ne pas confondre avec la femme politique Simone Veil (1927-2017).
On doit à la philosophe Simone Weil l’un des plus beaux textes écrits sur la grève. Dans l’effervescence de mai 1936, à 27 ans, la jeune femme raconte, in situ, la joie et la dignité retrouvées par les travailleurs qui occupent leur usine. Le fracas des machines s’est tu, les contremaîtres ont fui. La grève offre un temps suspendu où l’espoir renaît, et où ce qui paraissait impossible la veille devient désormais à portée de main et de luttes. « Enfin, on respire ! » écrit-elle dans un article de la revue syndicaliste La Révolution prolétarienne [1].
À la faveur du Front populaire, des millions d’ouvriers ont envahi leurs lieux de travail. De manière spontanée et éruptive. Sans plan préétabli. Ils ne pouvaient simplement plus attendre après des années d’humiliation et de souffrance. Il fallait au plus vite « desserrer l’étreinte ». « Ne plus être une bête de somme docile. »
Ce qui se jouait à l’époque n’avait rien à voir avec « des grèves corporatistes », assure Simone Weil. « C’était le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs. Le début classique de la révolution. » On défiait, enfin, le pouvoir. On affrontait dans les yeux les patrons. Avec une fierté nouvelle.
« Une joie pure et sans mélange »
« Il s’agit après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des Hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange », décrit la philosophe.

Près de quatre-vingts ans plus tard, ses mots nous parlent au présent. La mobilisation actuelle contre la réforme des retraites se veut, elle aussi, une réponse à l’arrogance des puissants. Le député François Ruffin dit qu’« il faut toucher les cœurs, réveiller la joie et l’orgueil contre la résignation ». La prix Nobel de littérature, Annie Ernaux, nous invite à « relever la tête ». La grève est l’ultime arme des dépossédés. Le dernier atout pour ne plus courber l’échine. Il faut tout arrêter pour que tout renaisse.
Simone Weil l’avait pressenti et vécu dans sa chair. En 1934, pendant près d’un an, elle fit l’expérience de la condition ouvrière. Asservie à sa machine et à sa cadence infernale, éprouvant la fatigue et la faim, elle voulait vivre au plus près ce que subissaient les classes laborieuses, affronter « l’épine de la réalité ».
« Toute pensée doit devenir action »
Elle avait, comme on dit aujourd’hui, « déserté ». Après avoir été élève à l’École normale supérieure, après avoir obtenu brillamment l’agrégation de philosophie et enseigné un moment, elle avait décidé d’embrasser une autre existence.
Elle fut, tour à tour, ouvrière et travailleuse agricole. Elle donna des cours du soir aux cheminots et aux chômeurs. Elle travailla sur un chalutier, ramassa des pommes de terre, cueillit du raisin, enfourna pendant des heures des bobines de cuivre dans un four. Surtout, elle participa à la guerre civile espagnole avec les anarchistes. « Toute pensée doit devenir action », affirmait-elle.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle s’engagea dans la Résistance, rejoignit Londres et mourut à 34 ans, atteinte de la tuberculose et affaiblie par la privation de nourriture. En solidarité avec les Français occupés, elle avait, en effet, décidé de se rationner comme eux.
« Une précurseure de la décroissance »
Sur de nombreux plans, Simone Weil a été une pionnière, à la lucidité précoce. La relire aujourd’hui est précieux pour comprendre comment les questions sociales et écologiques se sont reliées. Alors que le mouvement écologiste se cherche, à tâtons, une histoire, une épaisseur qui traverse le temps, ses textes nous donnent un ancrage où puiser de la force.
« Simone Weil est une précurseure de la décroissance, dit l’économiste altermondialiste Geneviève Azam à Reporterre. Elle a développé une pensée proto-écologique. » Dans un même élan, Simone Weil a combattu les causes de l’oppression et la domination de la nature, le déracinement causé par la grande industrie et l’impasse d’une croissance sans limites.
« L’actualité de Simone Weil tient à sa prémonition d’un effondrement possible de la civilisation industrielle », expliquent Geneviève Azam et Françoise Valon dans leur livre Simone Weil et l’expérience de la nécessité (Le Passager clandestin, 2016).
Très tôt, dès les années 1930, la philosophe a en effet dénoncé « la religion de la production » et « le mythe du progrès », qui arrachent les êtres humains de la Terre et les dépouillent de leurs attaches.
« Nous vivons dans un monde dans lequel rien n’est à la mesure de l’Homme »
« Nous vivons dans un monde dans lequel rien n’est à la mesure de l’Homme, écrit la jeune femme. Il y a une disproportion monstrueuse entre le corps de l’Homme, l’esprit de l’Homme et les choses qui constituent actuellement les éléments de la vie humaine. » Pour elle, « l’expansion capitaliste n’est plus loin du moment où elle se heurtera aux limites mêmes de la surface terrestre ». « Les Hommes se reproduisent, non le fer », disait-elle.
Son côté visionnaire est éloquent. Dans son livre L’Enracinement, elle montre comment l’industrialisation de nos sociétés nous rendrait étrangers au monde. Les humains sont « exilés d’eux-mêmes ». Ils perdent leur âme et leur accès à la beauté du vivant.
« Pour une spiritualité du travail »
Elle critique aussi, avant l’heure, le solutionnisme technologique [2]. « Espérer que le développement de la science amènera quelque jour, d’une manière en quelque sorte automatique, la découverte d’une source d’énergie qui serait utilisable d’une manière presque immédiate pour tous les besoins humains, c’est rêver », alerte-t-elle.
La philosophe défend, à l’inverse, « l’expérience de la nécessité ». Il faut en finir avec le déni des bornes matérielles. Ne plus se leurrer. La nécessité est vue comme la confrontation à la matière du monde, l’expérience de la limite des choses et des êtres. Elle n’est pas vécue comme un manque insupportable, mais au contraire comme la chance de s’émanciper.

La philosophe croit aux bienfaits du travail manuel et à la recherche de l’autonomie, celle des petits paysans et des artisans qui se confrontent justement à cette nécessité. « Il y a une vérité et une spiritualité du travail physique, de l’effort, du contact avec la matière », dit-elle. C’est une façon privilégiée d’être au monde, de rencontrer ses aspérités, de faire corps avec lui. La vie de l’esprit en dépend. Pour elle, il s’agit d’obéir à des rythmes cosmologiques et vitaux plutôt qu’à la vitesse et à la performance des processus industriels.
Cette thèse a été reprise récemment par des auteurs comme Aurélien Berlan, qui pourfend « le fantasme de la délivrance » [3]. Il rappelle que Simone Weil ne souhaitait en rien un peuple constitué d’une masse d’oisifs soumis aux machines. Elle rêvait, au contraire, d’un travail libre, vitalisant et source d’élévation. En prise avec le réel.
« La relire aujourd’hui nous aiguillonne sur les raisons de nos luttes actuelles, souligne Aurélien Berlan. Nous ne nous battons pas seulement pour une réduction du travail, mais aussi pour une quête de sens. Sa pensée permet ainsi d’articuler les grèves qui touchent le pays avec le mouvement plus souterrain de désertion. »