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Animaux

Dans les Pyrénées, le casse-tête de la réintroduction de l’ours

En 2020, trois ours sont morts dans les Pyrénées. Entre les demandes des associations environnementales de les remplacer et les institutions agricoles locales qui veulent abandonner le programme de réintroduction, l’État ne réagit pas. Un statu quo qui, vingt-cinq ans après les débuts du processus, met en lumière une politique ayant peu considéré les bergers.

Trois ours ont trouvé la mort dans les montagnes pyrénéennes, en 2020. Dernier d’entre eux, ou plutôt dernière : Sarousse, une femelle tuée par un chasseur espagnol, lors d’une battue aux sangliers dans la province de Huesca, en Aragon. Avant cela, l’ours Cachou avait lui aussi été retrouvé mort en Espagne, dans le Val d’Aran, en avril. Parmi les causes envisagées du décès : celle de l’empoisonnement humain.

Entre ces deux événements, un autre animal avait été tué, cette fois du côté français des Pyrénées. C’est en Ariège, département comportant la part la plus importante des cinquante-deux ours présents dans les Pyrénées, qu’un jeune mâle avait été retrouvé criblé de balles. À la suite de l’événement, la ministre de la Transition écologique de l’époque, Élisabeth Borne, avait annoncé que l’État français porterait plainte pour destruction d’espèce protégée. Depuis, aucune suite n’a été donnée à cette annonce.

Après ces trois morts d’ours sur le massif franco-espagnol, les associations environnementales des deux pays ont demandé « des changements radicaux ». Parmi les requêtes de ce collectif d’ONG, le remplacement de « tout ours tué par l’homme, en commençant par les trois ours tués par balle ou par empoisonnement cette année. » Quelques jours plus tôt, le collectif Cap ours avait alerté la Commission européenne « sur les réticences du gouvernement français à appliquer son propre Plan ours 2018-2028 ». Ce à quoi Bruxelles, a, selon le collectif, répondu que « l’état de conservation de l’ours brun en France est toujours défavorable. »

Combien d’ours pour une population viable ?

Pour les défenseurs du plantigrade, tels que le Fiep (Fonds d’intervention écopastorale), une association béarnaise créée dans les années 1970, avec au moins cinquante-deux individus sur la chaîne (selon les chiffres de l’Office français de la biodiversité), « on est loin du compte pour une population viable ». Gérard Caussimont, son président, juge qu’« il faudra certainement d’autres renforcements ». Sur ce point, Jean-Jacques Camarra, biologiste de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, qui a voué ses quarante années de carrière au suivi de l’ours avant de prendre sa retraite en 2019, est moins catégorique. « Les chiffres sur la viabilité, j’y crois à moitié », dit-il à Reporterre. « Après les réintroductions, on a dit qu’on n’avait pas mis assez d’ours, mais aujourd’hui, on voit qu’ils se reproduisent et on est quasiment à soixante. Le minimum de population viable, je pense que c’est peut-être quelque chose qui est à revoir. » D’après le tome VII des Cahiers d’habitats du réseau Natura 2000, l’effectif minimum de viabilité, permettant à une population d’ours de se maintenir seule sur le long terme, est compris entre cent et cent vingt individus.

Selon le Plan Ours 2018-2028, des renforcements de la population devront être réalisés à l’avenir. Toutefois, la stratégie des prochaines années est plutôt de miser sur une augmentation naturelle de la population existante. « Ce choix, plutôt qu’un renforcement conséquent, vise à permettre une prise en compte progressive de la présence de l’ours dans l’exercice des activités humaines et notamment du pastoralisme. »

Car les associations environnementales, comme l’ariégeoise ADET-Pays de l’ours, ont beau revendiquer, en s’appuyant sur des sondages, que « les Pyrénéens soutiennent massivement la protection de l’ours dans les Pyrénées », la situation est bien différente chez les éleveurs et bergers qui doivent cohabiter avec l’animal.

Néré, ours né en 1997 de la Slovène Ziva, pris en photo en été 2020 dans le Haut-Béarn (capture écran). © Fiep / Réseau ours brun

Selon ADET- Pays de l’ours, ces « opposants minoritaires » ne font « pas l’unanimité en leur sein ». On peut en effet tout aussi bien trouver des bergers pyrénéens opposés que favorables à l’ours. Mais si localement, ce sont principalement les organes départementaux des syndicats agricoles majoritaires, Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) et Jeunes Agriculteurs, nettement opposés à la présence du prédateur, qui parlent au nom des paysans et mobilisent, la Confédération paysanne, prônant une agriculture respectueuse de l’environnement, est elle aussi très critique sur les réintroductions.

Ainsi, le syndicat paysan des Pyrénées-Atlantiques avait fermement condamné l’arrivée de deux nouvelles ourses en Béarn, en 2018. La Confédération paysanne avait fustigé une décision « inadmissible » de Nicolas Hulot, ministre de l’Écologie de l’époque, « prise sans aucune concertation préalable avec les éleveuses et les éleveurs, les élus et les citoyen-ne-s de la région ». Cette même année, la section ariégeoise du syndicat réclamait elle aussi « la renégociation du Plan ours 2018-2028, sorti du chapeau du ministère de l’Environnement sans aucune concertation ».

Ces critiques ne sont pas nouvelles. Dans son livre-enquête, La réintroduction de l’ours, histoire d’une manipulation (éditions Privat), David Chétrit, écologue et médiateur de justice, retrace, documents à l’appui, les réticences déjà exprimées par plusieurs scientifiques au sujet des premières réintroductions en Pyrénées centrales, en 1996. On y trouve notamment le courrier d’Anthony Clevenger, biologiste américain internationalement reconnu pour sa connaissance de l’ours, expliquant sa démission du poste de chef de projet, qu’il « ne cautionne pas scientifiquement » et trouve « mal organisé ». Il regrettait notamment que « les campagnes d’informations [soient] prévues après l’arrivée des ours », alors que cela « demande une étroite collaboration entre les populations qui pourraient être affectées et les responsables du projet ».

Des conflits depuis longtemps prédits

Un autre biologiste, Jean-Michel Parde, appelé à se prononcer sur le plan piloté par la direction de la protection de la nature et les associations environnementales, est également cité. Lors de sa consultation, il déplorait que « le monde agricole ne soit pas partenaire des tâches à accomplir ». Surtout, le biologiste émet des doutes prémonitoires : « Par la façon dont il est mené, le programme de réintroduction sera la source probable de prochains conflits avec les groupes sociaux les plus directement concernés par la présence de l’ours. »

Quasiment vingt-cinq ans plus tard, la prophétie semble s’être réalisée, au désarroi de Jean-Jacques Camarra, qui parle de « réintroductions imposées » dans les Pyrénées centrales, dans une zone désertée depuis de nombreuses années par les ours, avec qui les bergers n’avaient plus l’habitude de coexister. « C’est pourquoi j’ai toujours milité pour qu’on remette des ours à des endroits où il y en avait déjà et pas où il n’y en avait plus », dit-il. « Là-bas, les bergers n’avaient plus l’habitude de cohabiter et ils ont dû réapprendre. Mais réapprendre quand on vous l’a imposé, ça ne peut pas marcher ». Selon David Eychenne, porte-parole de la Confédération paysanne en Ariège, les décideurs des réintroductions ont profité « d’une déprise agricole dans le département » et d’une certaine désertion démographique pour éviter le débat.

Un troupeau de brebis en vallée d’Aspe, dans le Béarn.

Selon Jean-Jacques Camarra, « il aurait fallu remettre des ours dans le noyau existant[en Béarn, où il y en a toujours eu, NDLR], petit à petit ils auraient accru leur zone et les gens autour se seraient habitués doucement. » Mais dans cette partie des Pyrénées, les tentatives de conservation, puis de réintroduction, via la création d’un organisme de concertation locale, l’Institution patrimoniale du Haut-Béarn (IPHB), n’ont jamais permis de trouver un consensus. Lors de chaque réintroduction (1996, 1997, 2006 et 2018), les élus locaux ont majoritairement rejeté les décisions prises par l’État, tout comme les différentes institutions agricoles.

Climat délétère en Ariège

D’après l’ancien biologiste de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage, il faudrait aujourd’hui « un médiateur » entre l’État et les acteurs locaux, afin de remédier à un climat aussi délétère qu’en Ariège, où comme dans un western, après la découverte de l’ours tué, plusieurs ONG, sous l’impulsion de Sea Sheperd, ont mis sur la table une prime de 30.000 euros pour les personnes aidant à identifier le ou les auteurs de l’abattage.

En Ariège, où les attaques d’ours sur les troupeaux sont de loin les plus fréquentes, la Confédération paysanne demande une prise en compte de l’impact psychologique de la cohabitation des bergers avec l’ours, la possibilité d’effaroucher davantage les prédateurs ou encore la révision du statut de l’espèce dans les Pyrénées, étant donné que l’ours brun « n’est ni une espèce endémique, ni une espèce en voie de disparition, pas même au niveau européen ».

Les associations, elles, insistent sur le fait que l’ours brun est « en danger d’extinction dans les Pyrénées ». Elles réclament des aides financières face à la prédation et des aides humaines et matérielles au gardiennage, afin de réduire les risques et de permettre la cohabitation. Mais François Thibault, du groupe montagne et pastoralisme de la Confédération paysanne en Ariège, déplore « d’entendre les associations avoir une vision standardisée du pastoralisme », alors que sur l’ensemble de la chaîne, les types de production, les races des bêtes et les profils des montagnes induisent des manières de travailler bien différentes. Les recommandations des associations environnementales sont pour lui des « conclusions généralistes », qui symbolisent « bien plus qu’une méconnaissance, mais un dénigrement » des bergers et éleveurs.

Selon Jean-Jacques Camarra, qui reconnaît une culpabilisation des bergers depuis le début des réintroductions, « les éleveurs n’auront pas d’autre choix que d’accepter la présence de l’ours », notamment à cause du poids de l’écologie dans les préoccupations sociales aujourd’hui : « Tout est dans le symbole et dans la communication, et le gars qui dira qu’il n’est pas pour l’ours, lui, il se fera tamponner, c’est sûr. »

Le pastoralisme dans l’ombre de l’ours

« Beaucoup de personnes choisissent de faire de l’agriculture transhumante pour son côté écologique, durable, qui permet de faire de la conservation des sols, où on n’utilise pas d’énergie fossile, où l’on s’inscrit dans le cycle de la nature », dit François Thibault. Les bienfaits du pastoralisme sur la biodiversité des montagnes, mis en évidence dans plusieurs études, les difficultés du métier de berger, et au-delà l’avenir des territoires de montagne, ont du mal à exister face à la problématique de l’ours et des prédateurs qui, aux yeux du public, centralise l’attention.

Pour l’heure, Emmanuel Macron a assuré aux éleveurs, en janvier 2020 à Pau, qu’il n’y aurait pas de nouvelle réintroduction et que la priorité serait donnée à la gestion de la population actuelle d’ours et à la discussion avec les interlocuteurs locaux. Les associations environnementales craignent qu’un non-remplacement des ours tués apparaisse comme un blanc-seing aux tirs sur ces animaux. Le 14 décembre, quatorze d’entre elles ont publié les résultats d’un sondage IFOP, concluant que « les Français sont nettement favorables au principe de remplacer les ours tués par l’homme dans les Pyrénées » (à 59 %). Pas sûr que cette nouvelle prise à témoin de l’opinion publique fasse avancer le débat sur la cohabitation entre les plantigrades et les bergers.

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