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ChroniqueCulture et idées

Regarder la crotte en face

La honte de ses propres excréments provoque parfois des comportements irrationnels…

Les toilettes sèches sont une alternative pour économiser l’eau. Mais sans chasse d’eau, la crotte impose sa forme et son arôme incommodants. Une révolution culturelle qui ne va pas de soi, comme le montre cette nouvelle de Marine Legrand. Série [3/3]

Vous lisez la dernière partie de la série « Toilettes sèches : et si on s’y mettait ? ».



Marine Legrand est anthropologue et écrivaine, chargée de recherche et animation à l’École des Ponts ParisTech. Depuis 2018, elle s’intéresse en particulier au développement des pratiques alternatives d’assainissement. Elle intègre à sa pratique l’écriture de fiction (nouvelles, ateliers d’écriture) pour aborder les dimensions sensibles et quotidiennes des grands enjeux environnementaux. « Au fond du pot » est le sixième épisode d’une série à lire dans le carnet de recherche « Aux toilettes... et après ? ».



Les jours où il vient travailler au siège, Alexandre arrive plus tôt que les autres, pour choisir sa place à l’aise dans le grand hall du premier étage. Il n’aime pas s’installer en plein milieu d’une pièce. L’impression qu’on l’observe. Il se sent vite traqué. Il a besoin de marquer un peu son territoire, de garder des habitudes. Alors il s’arrange pour occuper toujours le même coin. Son coin près de la fenêtre. Il lui faut quelques minutes. Poser son sac au pied du siège à roulettes, sa veste sur le dossier, connecter le portable au réseau. Poser sur le bureau un petit cadre avec une photo de sa fille. Puis, téléphone en main, il file aux toilettes pour aller lire tranquille une première série de messages, le postérieur bien calé sur le trône. Un terrier confortable.

Là, il lit une dizaine de mémos en faisant ce qu’il a à faire. Plaisir privé, fugace. Sans y penser, il se rhabille, se reboutonne, et glisse le téléphone dans la poche avant de son pantalon. Puis tire la chasse. Repart. Et va se faire couler un café allongé à la machine du coin cuisine. La journée commence.

Aujourd’hui, un gravier est venu se nicher dans la petite routine d’Alexandre. Il a tout fait comme d’habitude. Les réflexes installés, l’esprit ailleurs. Mais quand il a tiré la chasse, l’eau ne s’est pas manifestée. Pire, le bol de la cuvette est resté vide, avec juste son étron sur la céramique blanche. Le fruit de ses entrailles. Qui pue.

« Faire disparaître ce truc. À tout prix l’évacuer. Il ne faut pas que quelqu’un d’autre le sente. Pire, le voie ! » Unsplash/CC/Tina Bosse

Alexandre s’assied par terre, abasourdi. Il sent monter en lui la panique en même temps qu’un certain dégoût. L’odeur est forte, animale. Épicée. Elle remplit les narines. Provoque une sorte de nausée. Alors réfléchir, vite. Faire disparaître ce truc. À tout prix l’évacuer. Il ne faut pas que quelqu’un d’autre le sente. Pire, le voie !

Il se sent sale, honteux. Comme à son premier jour d’école maternelle. Assis dans la cour de récréation. N’osant pas demander à aller aux toilettes. Essayant de se retenir, en vain. Puis cette dame inconnue qui le change et lui met des vêtements qui ne sont pas les siens.

Trouver de l’eau, et vite !

Faire revenir l’eau. D’urgence. Sur le côté des toilettes habituellement il y a un robinet, qu’on peut ouvrir, fermer. Chez lui c’est comme ça. Mais là, rien. Il examine la paroi. Tout est encastré dans le mur. Aucun accès possible. Comme si ça ne pouvait pas tomber en panne… Prendre de l’eau au robinet alors ? Il faut trouver un récipient. Sa mère fait ça depuis quelque temps. Avec une bassine. L’eau de la douche. Elle la garde pour la chasse d’eau. Cinq litres à chaque chasse. Où trouver un seau ici ? Il y a bien le local des agents d’entretien quelque part dans l’immeuble, mais où ? Il ne reste plus beaucoup de temps jusqu’à l’arrivée des collègues.

Avant de quitter le bloc pour partir en exploration, Alexandre prend soin de dérouler quelques feuilles de papier pour couvrir sa créature. Comme un linceul de PQ. Il ricane. La vision de l’égout l’assaille, une vision minimaliste, fugace. Il n’a pas la moindre idée de l’allure que cela peut avoir là-dessous. Il imagine. Quelque part, ensuite, tout cela doit bien être nettoyé. Il y a des gens qui s’occupent de ça. Et des machines. Des pompes, des bassins, des filtres.

« Désespéré, Alexandre s’écroule, se vautre contre le mur. »

Arrivé à l’entrée de la grande pièce, près des ascenseurs, il examine la situation. Où trouver un récipient. Une bassine ? Aucune chance qu’il y ait ça à l’étage. Les corbeilles à papier ? Elles sont ajourées. Utiliser une tasse ne sert à rien non plus, il lui faut balancer un grand volume d’eau d’un coup, sinon il va juste diluer la bête, en faire une soupe brune immonde. Un cloaque au fond du bol.

« Toutes nos intimités animales fraternellement rassemblées, dissoutes dans le même bouillon »

Ça doit ressembler à ça, un égout, se dit Alexandre. Une rivière souterraine, un Styx où se mélangent détergents, poils de barbe, restes de ratatouille, huile de fond de casserole, des hectolitres d’urine et puis ça. Ça, toutes nos intimités animales fraternellement rassemblées, dissoutes dans le même bouillon. Et tous les jours on marche au-dessus. Sans y penser. À quelle profondeur cela coule-t-il ? Et si ça se bouchait ? Et si ça débordait ? Et si ça remontait entièrement le courant pour se déverser en glougloutant dans les couloirs ?

Alexandre regarde ses chaussures. De très belles chaussures. Cuir miel et lacets bleu roi, semelles fines. Soudain il a très envie de les enlever, ses chaussures, de nouer les lacets ensemble et de se les glisser autour du cou. Au cas où.

Un gros tas de terre, et une énorme fougère

Près du bloc des ascenseurs, il avise alors un grand pot. Un grand pot dans lequel trône une magnifique fougère. Il essaye de soulever le tout. C’est très lourd. Alors il traîne le pot jusqu’aux toilettes en marchant à reculons. Ses semelles glissent sur le lino tout propre. Le pot y laisse des traces noires.

Arrivé aux toilettes, vaguement essoufflé, il est à nouveau assailli par la présence incongrue de l’étron. Il veut se servir du pot comme d’un récipient, mais que faire de toute cette terre ? Il décide de verser le contenu du pot dans l’une des grandes vasques des lavabos. Et penche le pot sur le rebord de l’autre vasque, sous le robinet, pour faire couler dedans le précieux liquide purificateur. Heureusement le fond du pot a l’air étanche. Il actionne la manette, soulagé par avance d’avoir trouvé une solution. Mais là, toujours rien. Pas une goutte. Il tente plusieurs fois. Un lavabo, puis l’autre. Rien.

Horreur ! C’est l’eau qui est coupée. Depuis le début. Sans doute dans tout l’étage. Désespéré, Alexandre s’écroule, se vautre contre le mur. Il contemple ses pieds. Ses chaussures qu’il adore lui semblent soudain vraiment ridicules. À cet instant, le bip de l’ascenseur résonne. C’est un gong. Un coup de semonce. Son sursis se termine. Renard pris au piège des pisteurs, trahi par ses laissées, les indices posés sur le chemin, qui disent par où il est passé. L’étron, outil de communication forestière, le condamne, ici, entre les murs, à devenir une proie, la victime expiatoire de la chasse à courre qui se lancera à ses trousses dans quelques instants. La fougère, de guingois dans le lavabo, le nargue, du haut de son tas de terre.

Madeleine arrive presque toujours en retard au bureau. Quinze minutes, pas plus. Mais c’est plus fort qu’elle. Il faut toujours qu’elle aille faire pipi avant de partir de chez elle, et elle ne prévoit pas ce temps-là. Souvent elle se rend compte qu’elle a oublié d’aller aux toilettes après avoir parcouru quelques centaines de mètres vers le métro. Alors elle fait marche arrière. Et puis repart. Si ce n’est pas ça, c’est autre chose, elle oublie régulièrement son portable ou son portefeuille. Quand elle arrive enfin, il y a toujours encore un peu de place dans le hall du premier étage, qu’elle partage avec une vingtaine de collaborateurs. Sauf le vendredi, où la moitié au moins est en télétravail.

Ce matin-là, quand s’ouvre la porte de l’ascenseur, Madeleine découvre un attroupement près du bloc sanitaire. Curieuse, elle s’approche un peu, mais hésite, il faudrait qu’elle aille s’installer, s’y mettre tout de suite. Ranger sa boîte mail qui déborde de partout. Ranger le fond d’écran de son bureau rempli de documents dont elle devrait jeter la moitié. Ranger. Rattraper le retard. Comme tous les matins.

Or, au moment où elle tourne les talons pour aller se chercher une place, son téléphone émet un petit signal. Elle y jette un œil. C’est le fil de discussion des collègues de l’étage. Une photo s’est ajoutée au fil. Une photo de toilettes. Pas n’importe lesquelles, celles de l’étage, elle les reconnaît bien. Et dans la cuvette, il y a de la terre. Un gros tas de terre, sur lequel trône une énorme fougère.

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