Reporterre mobilise contre la « criminalisation du journalisme »

Alexandre-Reza Kokabi et Lorène Lavocat, journalistes à Reporterre, à la Bourse du travail le 5 décembre 2022. - © Mathieu Génon / Reporterre
Alexandre-Reza Kokabi et Lorène Lavocat, journalistes à Reporterre, à la Bourse du travail le 5 décembre 2022. - © Mathieu Génon / Reporterre
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Reporterre a organisé une réunion publique sur la liberté de la presse après l’assignation en justice d’un de ses journalistes. Cette affaire révèle en effet les dérives plus larges des pouvoirs financier et politique.
Paris, reportage
« D’abord, on ressent de la colère. Pourquoi suis-je visé en tant que journaliste ? » lance Grégoire Souchay, journaliste pigiste pour Reporterre, devant une salle comble de la Bourse du travail de Paris, lundi 5 décembre. Le journaliste, basé dans l’Aveyron, a été assigné en justice, au printemps 2023, par l’entreprise RAGT, après avoir réalisé un reportage sur une action de faucheurs volontaires. « J’ai constaté que tous, on vit de plus en plus d’entraves à notre travail », témoigne-t-il.
Le cas de Grégoire Souchay est en effet loin d’être isolé. Chez Reporterre, plusieurs journalistes ont déjà connu de telles intimidations. Pour avoir suivi une action de désobéissance civile d’Extinction Rebellion sur l’aéroport d’Orly, Alexandre-Reza Kobabi s’est vu infliger dix heures de garde à vue et une amende pour « manquement à la sûreté aérienne », en juin 2020. Reporterre avait alors tenté un recours hiérarchique auprès du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin : « C’est resté sans réponse », indique Alexandre-Reza Kobabi.
Revoir la soirée en vidéo :
Quelques mois plus tard, la journaliste Justine Guitton-Boussion et le photographe NnoMan Cadoret ont également reçu une amende pour avoir couvert une action à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle. « Dans ces trois cas, les journalistes sont assimilés à l’information qu’ils couvrent. On leur réserve le même traitement qu’aux militants », analyse leur avocat, maître Alexandre Faro.

Contournement du droit de la presse
« Nous ne sommes pas au-dessus des lois : il est normal que les journalistes rendent des comptes, dans le cadre de la loi sur la liberté de la presse de 1881 », introduit Tristan Waleckx, journaliste pour « Complément d’enquête » sur France 2. Sauf que de plus en plus d’attaques ne se font pas sur ce fondement. Pour avoir enquêté sur le groupe Bolloré, le journaliste a par exemple été assigné en justice dans pas moins de trois procédures différentes, dont l’une devant le tribunal de commerce.
Plusieurs intervenants de cette réunion publique constatent un contournement généralisé du droit de la presse. Le recours aux tribunaux de commerce, et à des motifs comme la violation du secret des affaires, du secret de l’instruction ou du secret défense, est grandissant. Ce dernier motif a été par exemple invoqué après que Disclose et « Complément d’enquête » ont révélé des documents classés « confidentiel-défense » prouvant la complicité de la France dans les crimes de la dictature égyptienne.

Le média Reflets a, de son côté, été récemment attaqué par le groupe Altice, propriété du milliardaire Patrick Drahi, sur la base de la violation du secret des affaires. Cette loi sur le secret des affaires, adoptée à l’été 2018, « est en train de contaminer tous nos interlocuteurs les uns après les autres », s’inquiète Dominique Pradalié, présidente de la Fédération internationale des journalistes.
Reflets avait écrit des articles à partir de documents rendus publics par des pirates. Le tribunal a tranché en leur défaveur. « On a fait appel. Pas que pour nous, pour toute la profession, explique Antoine Champagne, rédacteur en chef du site. Si demain on ne peut plus écrire sur des documents obtenus grâce à des gens qui n’avaient initialement pas le droit de les diffuser, alors il n’y a plus d’enquête. Plus de Panama Papers, de LuxLeaks, de MacronLeaks… »

« Le symptôme d’une dérive plus générale »
« Ce que nous vivons est le symptôme d’une dérive plus générale », affirme Hervé Kempf, directeur de la rédaction de Reporterre. « La criminalisation de notre travail de journaliste est la continuité de la criminalisation du mouvement social ces dernières années. De Bure à Briançon, des militants essaient de défendre les droits fondamentaux et se font malmener », abonde Agnès Rousseaux, directrice de Politis. La loi Sécurité globale, ou encore le nouveau schéma national du maintien de l’ordre, ont visé autant les journalistes que n’importe quel citoyen participant à des manifestations.
« On a l’impression d’être pris entre les deux mâchoires d’un étau, résume Emmanuel Vire, secrétaire général du syndicat SNJ-CGT. D’un côté, l’État. De l’autre, les acteurs privés, dont les milliardaires qui détiennent les médias. » De fait, « il y a un contexte de concentration de la presse : Bolloré est un acteur majeur de l’écosystème médiatique en France », rappelle Agnès Rousseaux. Le milliardaire est un habitué des procédures-bâillons, comme l’a retracé Arrêt sur images. « Et que font les pouvoirs publics dans ce contexte ? On subit des attaques par des acteurs privés : on pourrait attendre que les pouvoirs publics protègent la liberté de la presse, qui est un droit fondamental », interpelle la directrice des rédactions de Politis et Basta !.

Il s’agirait de mieux réguler la concentration financière de l’écosystème médiatique, aux mains d’une poignée de puissants industriels. Ou encore, de « donner un droit d’agrément aux journalistes dès lors qu’un nouvel actionnaire se présente », propose l’économiste Julia Cagé.
« C’est comme si j’avais un képi dans la tête »
Dans l’affaire concernant Grégoire Souchay, « nous allons gagner, je n’en doute pas. Mais à quel prix ? » craint l’avocat Alexandre Faro. Ces procédures ont un coût financier. « France Télévisions a dépensé plusieurs centaines de milliers d’euros » dans les procès Bolloré, rappelle Tristan Waleckx. Alors que l’argent est essentiel, il est difficile pour des médias indépendants d’encaisser de tels coûts.
« À la fin on gagne, mais pendant ce temps, on perd de l’énergie. Et c’est là l’objectif principal de cette répression », souligne l’avocat Arié Alimi. La procédure, « c’est la sanction », résume Julia Cagé. « Et c’est même pire que ça : la procédure, c’est l’autocensure. » Le journaliste d’investigation pour Radio France Benoît Collombat a longuement enquêté sur la cellule de gendarmerie Déméter visant les opposants au modèle d’agriculture intensive. Il se souvient des paroles d’une personne interviewée : « C’est comme si j’avais un képi dans la tête. »
Pour lui, là est le but de ces attaques : « Elles visent à mettre un képi dans la tête des militants comme des journalistes. » Dénoncer ces atteintes et défendre d’autres perspectives, « cela va donc bien au-delà de nos personnes ou de nos médias », a analysé au final Edwy Plenel, directeur de la rédaction de Mediapart. « Ce n’est pas un privilège des journalistes. C’est un droit fondamental des citoyens. »
Hervé Kempf a conclu en disant : « Pour la liberté d’informer, on ne lâche rien. Vive la liberté ! »