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EntretienPolitique

Sandrine Rousseau : « Désobéissons ! »

Sandrine Rousseau à Paris, le 13 octobre 2022.

Affaire Bayou, rapport de domination en politique, antiféminisme… La députée écologiste Sandrine Rousseau déconstruit les attaques auxquelles elle fait face. Et le certifie : elle « restera femme politique ».

Alors que l’affaire Julien Bayou reste ouverte, Reporterre s’est entretenu avec la députée (Nupes-EELV) de la 9e circonscription de Paris, à l’heure où l’écoféminisme qu’elle défend subit diverses attaques.


Écoutez l’entretien complet de Sandrine Rousseau, invitée de Reporterre :


Reporterre — Sandrine Rousseau, vous subissez depuis plusieurs semaines des attaques virulentes. Pourquoi, selon vous ?

Sandrine Rousseau — Je dis que le système sert à quelques-uns, et qu’il faut en prendre conscience pour pouvoir le modifier. Et ça, c’est insupportable. Le système se défend.


« Quelques-uns », de qui s’agit-il ?

Ceux qui utilisent la prédation, la destruction, l’extraction pour s’enrichir indépendamment des conséquences que cela a pour tout le monde. Aujourd’hui, il est indispensable de changer de système. L’idée qu’on fera une transformation écologique d’ampleur avec juste des techniques supplémentaires, ça n’est pas à la hauteur et c’est ultra dangereux. C’est même un nouveau climatoscepticisme. Il faut donc nous interroger sur nos rapports sociaux, faute de quoi on ne prendra pas le virage nécessaire.


Vous n’êtes pas attaquée pour ce que vous dites à propos des hyper-riches, mais parce que vous prenez position sur le féminisme et sur le refus des violences sexuelles ou sexistes.

Sur une radicalité écolo aussi. Les deux suscitent cela. La société que nous connaissons aujourd’hui s’est construite sur un non-dit qui est que les hommes, et particulièrement les hommes puissants, peuvent avoir accès au corps des femmes pour la reproduction de la force de travail, mais aussi pour leur plaisir. Cet impensé entraîne une espèce de droit à disposer des autres. Eh bien, c’est le même raisonnement qui dit que la puissance et l’enrichissement entraînent un droit à disposer des animaux, de la nature, à détruire sans interrogation des responsabilités sur les conséquences.

Si l’on veut refaire une société qui respecte les limites de la planète, il nous faut regarder nos responsabilités à la hauteur de ce qu’elles sont et trouver une autre manière d’exister ensemble. Tout le monde est responsable, mais pas à la même hauteur. Une femme éthiopienne n’a pas la même responsabilité qu’un Elon Musk [PDG de SpaceX], les personnes les plus pauvres n’ont pas la même responsabilité que les plus riches.


Est-ce que dans l’« androcène », le mot que vous employez pour désigner la période où les hommes dominent les femmes, tous les hommes sont responsables ?

Non, par exemple les ouvriers qui ont perdu leur santé ou les mineurs qui vont chercher les diamants dans les pays d’Afrique subissent les systèmes de domination. Mais il y a quand même encore plus dominé que le mineur qui va chercher le diamant, c’est sa compagne dont on ne parle jamais. Un slogan des féministes des années 70 disait « Ouvriers de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? ». Ce n’est pas parce qu’on souffre énormément du capitalisme qu’on n’est pas dominant. Moi-même, par exemple, je suis dominée et dominante selon les positions : dominante dans une position sociale, dominée en tant que femme. Ce n’est pas une accusation : on naît homme ou femme, on ne le choisit pas. Par contre, on choisit d’être aveugle aux rapports sociaux dans lesquels on est pris ou au contraire de les analyser et de s’en détacher.

Sandrine Rousseau : « Les féministes sont à gauche et elles se confrontent à leurs propres camarades. » © Mathieu Génon / Reporterre

Le paradoxe de cette rentrée est qu’émergent des comportements de domination de personnalités de la gauche ou de l’écologie. Comment y faire face ?

La politique est intrinsèquement un rapport de domination, à droite comme à gauche. Si ça sort aujourd’hui à gauche, c’est parce que les féministes sont à gauche et qu’elles se confrontent à leurs propres camarades.


À droite, ce n’est pas le cas ?

Les combats des femmes pour l’égalité y sont essentiellement des combats individuels ou des combats économiques, pour qu’il y ait autant de femmes à la tête des entreprises du CAC 40 que d’hommes, par exemple. Mais ça, ce n’est pas penser le féminisme à partir de la vulnérabilité et de la construction de la place de la femme dans la société. C’est presque dire aux femmes qu’elles doivent être des hommes comme les autres. Et ça, ce n’est pas le féminisme.


Qu’est-ce que le féminisme, alors ?

C’est la protection et le respect des femmes. Ne pas utiliser leur corps contre leur consentement, leur laisser toute liberté d’utiliser leur propre corps. Tout découle du fait qu’on doit respecter le consentement. Respecter les femmes, c’est les respecter en tant que corps, en tant qu’intelligence, en tant qu’individu et les respecter sans aucune espèce d’a priori sur elles. On n’y est pas encore.

Cela demande par exemple de ne plus supporter que dans une société, les femmes fassent en moyenne entre huit et dix heures de plus de tâches domestiques par semaine. Pourquoi les hommes bénéficieraient-ils de ce travail domestique gratuit ? Laisser une femme faire dix heures de plus de travail domestique par semaine, c’est ne pas la respecter.


Est-ce que les hommes se respectent entre eux dans ce monde qui n’est pas féministe ?

Il y a quand même une solidarité masculine. Dès qu’il y a des témoignages de violence, une solidarité masculine se met en place. Si l’ouvrier employé est accusé de viol, je me demande si le patron ne sera pas capable de faire alliance avec lui. C’est le seul truc sur lequel ils seront capables de faire alliance.

« Je resterai femme politique »

Quand Julien Bayou est revenu à l’Assemblée nationale, le mardi qui suivait l’interview que j’ai faite à « C’est à vous » — quand je dis cela, je ne critique pas le fait qu’il revienne à l’Assemblée nationale puisqu’à ce jour, il n’y a aucun élément qui permettrait de dire qu’il n’y a pas sa place —, plusieurs hommes sont venus à côté de lui, l’ont pris par l’épaule et se tournaient vers les photographes pour être photographiés avec lui et montrer cette solidarité. Ils ne savent rien de l’histoire, pour autant, ils lui témoignaient leur solidarité tout de suite, sans aucune question sur le fond de l’affaire. Les femmes qui témoignent n’ont pas ça, pas de soutien — un soutien que j’essaye de faire pour protéger la parole de ces femmes et protéger leur santé.

Sandrine Rousseau : « Quand je parle de féminisme, au fond, je parle d’écologie et quand je parle d’écologie, je parle de féminisme. » © Mathieu Génon / Reporterre

Une autre vision de domination extrême sur le corps de la femme, c’est la pornographie, qui représente souvent le premier moyen d’accès de jeunes adolescents ou prépubères à l’univers de la sexualité. Qu’en pensez-vous, en tant que féministe ?

La pornographie pose en fait les bases de la domination : les femmes y sont présentées comme soumises aux désirs de l’homme, comme pouvant être violentées, très souvent comme pouvant être violées. Elles sont présentées comme de la chair à sexualité, elles ne sont pas reconnues en tant que personnes, avec leur caractère, leurs qualités ou leurs défauts. Elles sont reconnues uniquement comme un corps, un sexe. Dans l’esprit de jeunes hommes adolescents s’imprime le fait que le corps des femmes est à disposition. Cette prédation s’exerce autant sur les femmes que sur la nature, mais aussi sur les personnes discriminées d’une manière générale. Elle nous envoie dans le mur, elle crée le réchauffement climatique. Pour changer notre vision des choses, il nous faut revoir profondément ce rapport à la prédation. Nous avons peu de temps pour agir.


Les écologistes luttent contre la publicité qui nous pousse à la surconsommation, faut-il aussi lutter contre la pornographie ?

Ah oui, il faut lutter contre la pornographie. Après, des autrices essayent d’avoir une pornographie égalitaire avec des femmes qui ont un vrai rôle dans la sexualité, qui assument leur sexualité. Mais cette pornographie-là est très peu regardée. Ce qui est regardé, c’est la pornographie trash. Cela renvoie aussi à toute une organisation sociale. Dans la publicité, les femmes ont souvent des positions très particulières. Il y a énormément de publicités sur des sous-vêtements qui renvoient à une sexualisation du corps des femmes. On a fait, après guerre, une société de consommation, on a un niveau de progrès, de santé, lié à cette société de consommation. Mais aujourd’hui, elle a atteint les limites planétaires. Donc il nous faut trouver une autre société que celle de la consommation. Et pour sortir de la consommation, il faut sortir de la prédation parce que toute consommation, quelle qu’elle soit, entraîne une prédation.


Quel est le lien entre écologie et féminisme ?

C’est le fait d’avoir transformé le monde en des cases et mis les gens, les êtres non humains et la nature dedans, et de les utiliser au profit de quelques-uns. C’est le même rapport au monde : on prend, on utilise, on jette. Et sans aucune pensée de ce que cela peut générer, du moment qu’on a une jouissance presque immédiate. C’est ça notre problème aujourd’hui. Et c’est valable du viol comme de l’extraction des ressources. On ne peut plus vivre comme ça.

« L’antiféminisme, c’est me renvoyer en dehors du champ politique »

Les attaques à votre égard sous-entendent que vous parlez de féminisme mais oubliez l’écologie, alors que vous êtes dans un parti écologiste.

On a obligation de changer structurellement le système. Donc quand je parle de féminisme, au fond, je parle d’écologie et quand je parle d’écologie, je parle de féminisme. Mais il y a dans la société quelque chose d’acceptable dans l’antiféminisme, alors qu’aujourd’hui être antiécolo, c’est plus compliqué. Donc ils prennent le féminisme, et ils tapent pour me décrédibiliser et me faire passer pour folle. C’est une manière de me renvoyer en dehors du champ politique et de ne pas aller sur le fond de mes arguments.

Sandrine Rousseau : « Ce que je porte dérange. » © Mathieu Génon / Reporterre

Ce qui est posé en ce moment dans le débat politique, c’est la question du respect : respect de la nature, respect des animaux, respect des humains. J’espère que l’outrance témoignée par les attaques va aussi se retourner. Elle a quelque chose d’irrationnel, parce que personne ne vient me chercher sur mes idées. Mais ça veut dire que ce que je porte dérange. Et c’est cela qu’il va falloir regarder. Parce que je resterai femme politique.


Aux primaires des écologistes, fin 2021, il y avait quatre courants : le pragmatisme de Yannick Jadot, votre radicalisme, l’humanisme d’Éric Piolle et la décroissance de Delphine Batho. Peut-il y avoir aujourd’hui un parti écologiste qui se réunifie ?

Ah oui ! Le pragmatisme aujourd’hui, c’est d’être radical. On n’a pas tant de temps que ça pour agir. Cette radicalité passe par la sortie de la croissance et probablement la décroissance. On ne peut pas le faire sans un certain humanisme. Donc on a quatre facettes d’un même projet. Comment arriver à refaire ce puzzle pour montrer une écologie multifacettes dans les médias ?


Vous y arriverez ? Ce parti va-t-il sortir de la crise ?

Il n’arrivera à sortir de la crise que si l’on sort d’une question d’affect ou de personnes pour aller vers un débat politique. C’est pour ça que je pose la question du respect dans un parti politique. Qu’est-ce que l’éthique, la déontologie ? Si l’on arrive à dépasser ça pour aller vers une réflexion de fond sur comment faire de la politique autrement, je pense qu’on en sortira très grandi.

Sandrine Rousseau : « C’est le moment de se questionner sur des éléments de fond et de ne pas continuer la politique comme avant. » © Mathieu Génon / Reporterre

En 2016, Reporterre vous a interviewée. Vous disiez que la bataille culturelle était perdue contre le Front national, que l’écologie n’est pas perçue comme un espoir mais comme des contraintes.

Je suis toujours dans la même idée. C’est la raison pour laquelle j’utilise cette stratégie politique, qui est d’amener le terrain politique sur nous. Pendant les dix dernières années, à chaque fois que j’ai été interviewée, c’était sur deux choses. Des questions d’extrême droite, donc l’immigration, la sécurité, le voile. Et la deuxième question, c’était : êtes-vous raisonnable de vouloir sortir du nucléaire, de vouloir diminuer la consommation, de penser la décroissance ? Ce que j’essaye de faire, c’est qu’on pose la question aux autres de savoir s’ils sont raisonnables de ne pas entendre la question écologique.


C’est votre stratégie de radicalité ?

Oui, de radicalité. De poser les choses d’une manière qui choque, et je l’assume. Oui, ça choque. Pourquoi ? Parce qu’on n’a pas réfléchi à ce pour quoi ça nous choque.


Comment faire pour que l’écologie soit perçue comme un espoir et pas comme une limite, l’arrêt de ceci, l’arrêt de cela ?

En portant l’écologie de manière globale, c’est-à-dire de ne pas porter juste des mesures de restriction, par exemple de vitesse sur l’autoroute, mais de dire qu’il nous faut refaire société différemment, réfléchir à ce qui est essentiel, à ce dont nous avons absolument envie et besoin. La période du Covid nous l’a un peu montré. Qu’est-ce qu’il nous a manqué ? L’accès à la culture et l’éducation. Il nous a manqué l’amitié, l’affection, le lien. Il nous a manqué la solidarité. Il nous a manqué de voir nos proches, les personnes qu’on aimait. Tout le reste finalement, on a réussi à s’en passer.

Il y a quelque chose de très enthousiasmant à se débarrasser de ce qui nous pollue, nous salit, qui est inutile et futile. Et puis la deuxième chose, c’est que tout le monde est conscient qu’on a un problème avec le réchauffement climatique et qu’il faut agir. Mais on repousse ce moment. On a tous repoussé l’heure de faire les devoirs, de faire la vaisselle, le ménage ou je ne sais pas quoi. À chaque fois qu’on repousse, on a cette espèce de satisfaction, de la paresse, mais lorsqu’on s’affronte à la chose et qu’on le fait, on a une satisfaction encore plus grande. C’est ça que j’aimerais qu’on se dise : on doit prendre la situation écologique en face, et se dire ça y est, on l’a fait.


La gauche et l’écologie se sont alliées, c’était le grand espoir de l’été. Et puis là, entre l’affaire Quatennens, l’affaire Bayou, les tweets de M. Mélenchon, ça patauge. Comment sortir de l’ornière ?

En faisant face aux difficultés, les regarder et trouver des solutions. Donner un débouché politique au mouvement féministe, à la radicalité écologique, à la crise de l’énergie pour sortir de notre ébriété énergétique. Ça passe par des moments de crispation, des moments de tension. On est là-dedans, mais faisons-en des forces.


Après tout, il n’y a pas d’élection pendant deux ans, n’est-ce pas le moment de changer le système ?

Exactement. C’est le moment de se questionner sur des éléments de fond et de ne pas continuer la politique comme avant. On veut changer le monde, mais ça ne peut pas se faire avec les codes de l’ancien monde. Il faut travailler à : qu’est-ce que faire politique ; est-ce qu’aujourd’hui, la meilleure manière de changer les choses, c’est d’aller manifester en nombre dans la rue ? N’y a-t-il pas aussi une révolution des jardins partagés, des zad, n’y a-t-il pas quelque chose à aller chercher du côté du municipalisme libertaire ? Est-ce qu’il n’y a pas d’autres manières de désobéir au système ? Le mot qui va être important dans les prochaines semaines et années, c’est la désobéissance au système. Je voudrais que nous désobéissions au système et je le dis en tant que députée. Aujourd’hui, l’heure est à la désobéissance. Tout acte d’obéissance à un système qui nous envoie dans le mur participe de notre responsabilité à aggraver la situation. Désobéissons.

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