Si, on peut être de gauche et aimer le football

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Culture et idéesCorruption, stades démesurés, aliénation des foules… oui, certes, bien sûr… Mais on peut pourtant aimer le football, en le rêvant comme vecteur d’émancipation… et en s’amusant le dimanche matin.
La question aura longtemps pu sembler complètement incongrue, voire nulle et non avenue. De la Democratia Corinthiana, popularisée par Socratès, club de football de São Paulo engagé dans la lutte contre la dictature militaire brésilienne à l’expérience du FC Sankt Pauli, club statutairement antifasciste (et doté d’une garderie sous ses tribunes), en passant par l’histoire conjointe des mobilisations ouvrières et des clubs de villes minières en Europe, ou, bien sûr, par les groupes de supporters.rices liés à la gauche antifasciste, l’histoire du football au XXe siècle est jalonnée de passerelles tantôt évidentes, tantôt implicites, fortes ou fragiles, entre les gauches et le ballon rond.
Alors que la Coupe du monde 2014 bat son plein au Brésil, le constat semble pourtant sans appel : concilier militantisme de gauche et amour du football semble chaque jour un peu plus difficile. Force est de reconnaître que le football mondialisé et marchand est l’un des outils qui défait la société plus qu’il ne fait société, servant de support à de multiples formes de domination, de discrimination et d’exclusion. Qualifier le football de « fait social total » est devenu un lieu commun.
À ce titre, il véhicule les pratiques et les imaginaires sexistes, homophobes et lesbophobes, racistes, consuméristes et auto¬ritaires qui traversent le monde social et qui se trouvent encore renforcés par sa surexposition médiatique, agissant comme caisse de résonance.
Dans ces conditions, aimer le football apparaît d’autant plus délicat que toute son économie est gangrenée par des logiques marchandes omniprésentes. Le football professionnel relève d’un capitalisme débridé, spéculatif et financiarisé, faisant primer les intérêts privés sur l’intérêt public (et du public lui-même). La vague de construction de grands stades sur le régime du partenariat public-privé ne fait que renforcer les déséquilibres entre les deux parties : la puissance publique consacre d’importants financements à l’aménagement de ces enceintes sportives sans aucune perspective de retour sur investissement mais avec l’assurance que les éventuelles pertes liées aux aléas sportifs seront à sa charge, comme l’illustre la triste histoire, en France, du Mans Football Club et de sa MMArena.
Au vu de l’importance des sommes en jeu, il n’est pas étonnant que le football soit devenu le théâtre de dérives mafieuses : les matches truqués sont légion, le dopage – sujet tabou s’il en est – est bien présent et les transferts de joueurs donnent lieu à des montages complexes visant à échapper à l’impôt quand il ne s’agit pas de blanchiment d’argent sale.

Autant de dérives qui trouvent leur écho au sein même d’instances dirigeantes corrompues et peu regardantes sur les questions des droits et des libertés fondamentales. Les centaines de milliers de Brésiliens qui se sont mobilisés ces derniers mois ne s’y sont pas trompés, reliant la question du prix des transports publics, aux lois et règlements d’exception imposés par une FIFA oligarchique à un gouvernement démocratiquement élu, mettant en cause le droit de tous à la ville et à l’espace public.
Bref, à gauche, la cause semble définitivement entendue : le football ne serait plus qu’un opium populaire, un exutoire aux pulsions viriles, racistes et violentes, un pilier de l’hétérosexisme, un moteur du capitalisme sauvage, et, en tant que sport de moins en moins collectif, un facteur d’individualisme. La droite, elle, hésite entre deux positions : d’un côté, le football est un secteur économique, investi par des acteurs et des groupes d’intérêts nationaux et internationaux qu’elle ne peut négliger. De l’autre côté, elle rejette ce sport pratiqué par les « racailles » qui préfèrent la chicha à la Marseillaise et leurs mirobolants salaires à l’amour de la patrie.
Partant du postulat qu’il reste possible de parler différemment du football, de poser un regard sans concession sur ses dérives sans tomber dans la critique convenue, la revue Mouvements se penche sur les points aveugles de la critique du football, et appréhende ce sport dans ses lieux de pratique et d’émancipation.
Les groupes de supporters.rices ultra offrent une illustration emblématique de cette approche. En Angleterre, puis en Europe continentale et désormais dans l’ensemble du monde, ces supporter.rice.s ont servi de cobayes à l’expérimentation de nouveaux modes de maintien de l’ordre et qui ont ensuite été étendus à d’autres groupes et d’autres espaces sociaux (groupes politiques radicaux, syndicalistes en luttes ou émeutiers des quartiers populaires).

Comprendre les ressorts de la domestication des usages (en l’occurrence d’un stade et de la ville qui l’entoure) est, à cet égard, essentiel pour lutter contre l’omniprésence des caméras de vidéosurveillance et autres dispositifs de contrôle dans l’espace public, contre la sélection par l’argent du « bon public », ou contre la criminologie prédictive à la Minority Report et toutes les formes de répression policière dont les « interdits de stade » connaissent la tentaculaire architecture. Il est problématique d’ignorer la question de la répression des groupes de supporters au prétexte que ce sont des hordes de « beaufs avinés ».
Les passerelles sont possibles, comme le prouve la participation massive des supporters de clubs tunisiens, égyptiens ou stambouliotes (puis de l’ensemble de la Turquie) aux révolutions et mobilisations récentes. Pourquoi ces liens seraient-ils réservés aux stades au-delà des frontières de l’Union européenne ? Sans doute parce que le sujet a été abandonné sous l’effet d’une gentrification avancée des tribunes..
De la même manière, le football conserve dans certains lieux son potentiel d’émancipation, de création collective et de lien social. En France, essentiellement en bas ou en dehors du système cornaqué par la FFF – dans les clubs de quartier de futsal, à la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), dans des équipes féminines…–, la pratique du football continue de fournir des cadres pour l’éducation populaire et des leviers politiques pour lutter contre les discriminations. Dès lors que l’on adopte ce point de vue, le football (dans ses dimensions professionnelle et amatrice, du point de vue des supporters et des joueurs/euses) apparaît comme un puissant révélateur des transformations sociales, urbaines et politiques.

Analyser ces transformations à travers son prisme peut même permettre de mieux les comprendre.
Aimer le football, c’est enfin prendre du plaisir en jouant, en assistant à un match, ou en écoutant le récit d’un match fondateur et inoubliable que l’on n’a pas vu. Nous savons qu’un contrôle orienté d’Andres Iniesta ne changera ni la face du monde ni même celle du football.
Nous avons bien conscience que les victoires de petits contre les ogres signifient souvent bien moins que ce qu’on veut leur faire dire.
Nous ne doutons pas que les moments que nous partageons, le lundi
soir ou le dimanche matin dans les matchs que nous jouons ne paraissent en rien différents de ce que vivent des joggeurs ou des joueuses.eurs de curling. Reste que jouer au foot, le regarder ou en parler, c’est aussi vivre ensemble des sensations, de la dramaturgie, des luttes, un héritage familial et social. C’est pour cela qu’il serait regrettable d’abandonner ce sport aux chaînes de télé à péage, aux fédérations corrompues, aux laboratoires pharmaceutiques promouvant le dopage, aux Finkielkraut et autres épigones, bref, à toutes acteurs.rices qui contribuent à faire du foot quelque chose de détestable. Parce qu’il s’agit avant tout d’une histoire de plaisir – et parce que le plaisir n’est jamais totalement éloigné de l’émancipation.