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Grands projets inutiles

Sivens : l’État condamné, retour sur dix ans de manquements

Les « carences fautives » de l’État ont été reconnues le 8 décembre par le tribunal administratif de Toulouse dans le dossier Sivens. Si la mobilisation des opposants avait conduit à la suspension du projet initial, en 2014, après la mort de Rémi Fraisse, ce projet aurait pu être abandonné ou repensé bien plus tôt. À dix reprises.

Mardi 8 décembre, le tribunal administratif de Toulouse a condamné l’État « à raison d’illégalités fautives » dans le dossier du barrage/réservoir de 1,5 million de mètres cubes d’eau, sur le site de Sivens, dans le Tarn. Ce jugement reconnaît le « préjudice moral » envers le collectif Testet et France Nature Environnement-Midi-Pyrénées à chacun desquels l’État devra verser respectivement 10.000 euros.

Si la mobilisation des opposants avait conduit à la suspension du projet initial — après l’homicide de Rémi Fraisse en octobre 2014 — ce projet aurait pu être abandonné ou repensé bien plus tôt. Nous avons retracé cette longue histoire d’une obstination destructrice pour un projet dont les faiblesses étaient sensibles dès l’origine.

2009 — La double casquette de l’aménageur

En mars 2009, la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (CACG) remettait au Conseil général du Tarn une « actualisation des calculs de déficits de la ressource en eau sur le bassin du Tescou », petit affluent du Tarn. Déjà en 2001, la CACG avait fourni une première estimation tablant sur le maintien des volumes d’irrigation — 62 % des besoins en eau de cette vallée. Huit ans plus tard, avec les mêmes hypothèses, elle retient l’option maximaliste d’une retenue de 1,5 million de m3. Pour rappel, l’essentiel du projet de barrage concernait la constitution de réserves en eau destinées à l’irrigation.

Et à qui le département du Tarn a confié le soin de construire ce projet ? À la CACG.

2010 — « Irrégulier au regard de la législation nationale » pour la police de l’eau

En mai 2010, l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (Onema) rendait le tout premier avis défavorable. Dix-sept hectares de zone humide et douze espèces protégées avaient alors déjà été recensés. Mais cette étude d’impact « présente des lacunes sur la réalisation de l’état initial » selon le gendarme de l’eau qui ajoutait « qu’en l’état, le projet n’est pas compatible » avec plusieurs dispositions des plans de gestion de l’eau. Il était même « irrégulier au regard de la législation nationale ».

Janvier 2013 — « Une expertise écologique souffrant d’insuffisance »

C’était ensuite au tour des instances scientifiques consultatives de donner leur avis. En janvier 2013, le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel (CSRPN) déplorait « l’altération de l’état écologique du cours d’eau », ainsi qu’une « expertise écologique souffrant d’insuffisances […] entraînant des omissions ou minorations d’impact » et enfin des mesures compensatoires trop « hypothétiques ». Nouvel avis défavorable.

Avril 2013 — « Aucune mesure d’économie de l’usage de l’eau »

Au mois d’avril, avis négatif du Conseil national de protection de la nature (CNPN) relevant « des inventaires faunistiques insuffisants » et « une analyse des impacts sous-évaluée ». Pire, le CNPN relevait que si « l’enjeu majeur est de renforcer l’irrigation des terres agricoles […] aucune mesure d’économie de l’usage de l’eau n’est indiquée ».

La zone humide de Sivens lors de l’été 2019.

Septembre 2013 — « Pourquoi ne pas sereinement prendre le temps ? »

Un projet corrigé fut soumis quelques mois plus tard au CNPN : « Si le document apporte des corrections et des compléments, aucun élément nouveau probant ne nous a été fourni ». Second avis défavorable, qui poussait l’instance à s’interroger : « Pourquoi ne pas prendre sereinement le temps de compléter le dossier en tenant compte des remarques du CNPN et de la DREAL » en « soumettant à une expertise indépendante » l’évaluation des besoins en eau ?

Octobre 2013 : trois arrêtés en urgence, générant la création d’une Zad

Faisant fi de ces alertes, la préfète du Tarn signait début octobre les trois arrêtés fondateurs du projet : déclaration d’utilité publique, déclaration d’intérêt général, et dérogation à la destruction d’espèces protégées. Elle avait recueilli un soutien de poids : Philippe Martin, alors ministre de l’Écologie.

Le 11 octobre, il transmettait un courrier aux agences de l’eau levant le moratoire national sur les financements des projets de retenues d’eau pour celles « bien avancées » et bénéficiant des aides européennes FEADER pour 2013, comme Sivens. Alors que le collectif Testet et France Nature Environnement Midi-Pyrénées lançaient des recours, une partie des opposants locaux décidait d’occuper en novembre 2013 la zone du projet pour éviter le passage en force : ainsi naissait la Zad de Sivens.

Des membres du collectif Testet, en juillet 2019.

Juillet 2014 : la Commission européenne vers à une procédure d’infraction

La députée européenne Catherine Grèze (Europe Écologie-Les Verts) avait interpellé à six reprises depuis 2011 la Commission européenne pour les manquements dans le dossier Sivens. La Commission interpella enfin l’État en novembre 2013 dans le cadre d’une procédure précontentieuse. La réponse, six mois plus tard, ne satisfit pas la Commission qui avertit le 28 juillet 2014 que « le respect des directives européennes n’est toujours pas garanti », ouvrant la porte à une procédure d’infraction et à la suspension des financements européens du projet (20 %). Cette procédure devenait effective le 26 novembre 2014 compte tenu de « la détérioration de l’état écologique de la masse d’eau que le projet est susceptible d’entraîner ».

Septembre 2014 : défrichement sans autorisation

Trop tard. Car le 1er septembre 2014, le chantier débutait, protégé par un imposant dispositif de maintien de l’ordre. Sur vingt-neuf hectares, les arbres étaient dessouchés et une zone humide rasée, sans aucune autorisation légale. Saisi en urgence, le tribunal d’Albi attendait jusqu’au 12 septembre pour se déclarer incompétent à propos de ces « travaux publics ». Le soir même, la Préfecture signait l’arrêté autorisant ce défrichement déjà quasiment terminé. À Sivens, les gendarmes quadrillaient la zone, occasionnant violences et humiliations sur les occupants.

Sur la Zad, en 2014.

27 octobre 2014 — Le rapport d’experts publié, un jour après l’homicide de Rémi Fraisse par les gendarmes

Le 27 octobre 2014, le ministère de l’Écologie publiait le rapport des experts mandatés pour évaluer le projet de Sivens. Pour la première fois était reconnue officiellement la « surestimation des besoins en eau » (35 %) et l’utilisation « de données anciennes », le choix du barrage ayant été établi « sans réelle analyse des solutions alternatives ».

Ces éléments étaient révélés le lendemain d’un week-end de mobilisation rassemblant 3.000 personnes, sous forte surveillance policière. Un dispositif de maintien de l’ordre maintenu pour permettre coûte que coûte la reprise des travaux dès le lundi 27. Mais entretemps, Rémi Fraisse, jeune homme de 21 ans, avait été tué par l’explosion d’une grenade offensive lancée par un gendarme durant la nuit.

2015 — « Une retenue redimensionnée sur la zone du projet »

Le projet était suspendu mais toujours pas abandonné. Jusqu’au printemps 2015, l’urgence pour les élus locaux et les partisans du barrage organisés en milice rurale était l’évacuation de la Zad. Ce qui fut fait le 6 mars 2015 au moment même où le conseil général du Tarn votait le principe d’une « retenue redimensionnée sur la vallée du Tescou, sur la zone du projet ». En échange de l’abandon du projet initial, l’État accordait 3,3 millions d’euros de dédommagement au département pour des pertes engendrées par les travaux déjà entrepris et les mesures de compensation écologiques. Le département, lui, s’engageait à ne pas attaquer l’État en justice et abrogeait la déclaration d’intérêt général, le 24 décembre 2015. Sivens 1 était abandonné.

Graffiti représentant Rémi Fraisse.

Juillet 2016 — Le barrage jugé illégal, la zone humide dégradée

Le 1er juillet 2016, le tribunal administratif de Toulouse annulait les trois arrêtés fondateurs : déclaration d’utilité publique, dérogation à la destruction d’espèces protégées et défrichement. Le projet initial de barrage à Sivens et son chantier étaient désormais illégaux. Quinze jours plus tôt, le comité de suivi des mesures compensatoires avait pointé l’urgence de rétablir les écoulements d’eau afin de maintenir les fonctionnalités de la zone humide, qui s’asséchait dangereusement et n’avait toujours pas été restaurée.

Il allait falloir encore un an, août 2017, pour que la préfète prescrive la remise en état de la zone humide.

Décembre 2020 — Les « carences fautives » de l’État reconnues

Ce 8 décembre 2020, le tribunal administratif de Toulouse a condamné l’État pour son rôle dans le dossier. Car si les arrêtés de 2016 sont illégaux, l’État aurait dû empêcher les travaux. Or, « la carence du préfet à prendre les mesures qui s’imposaient pour mettre fin au défrichement illégal est constitutive d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’État ».

Il reste désormais à juger (probablement en 2021) la responsabilité administrative de l’État dans la mort de Rémi Fraisse.

À ce jour, l’hypothèse d’une retenue redimensionnée sur le site de Sivens n’a toujours pas été abandonnée.

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