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Agriculture

Trop lourdes, les machines agricoles étouffent les sols

Moissonneuses, arracheuses de betteraves... Les machines agricoles modernes pèsent lourd, autant que les plus gros dinosaures. Conséquences : des sols tassés et donc moins productifs.

Il y a 150 millions d’années régnaient les sauropodes, de gigantesques dinosaures à la petite tête et au cou allongé. Diplodocus, Brachiosaures et Supersaurus déambulaient parmi les fougères, faisant ployer la terre sous leurs dizaines de tonnes de muscles. Une époque révolue ? Pas tant que ça, si l’on en croit les résultats d’une étude publiée le 16 mai dans la revue de l’Académie des sciences étasunienne (Pnas). Les auteurs montrent que le poids des machines agricoles modernes frôle celui des plus gros animaux que la Terre ait jamais connus. Un gigantisme qui épuise les sols : selon l’équipe de chercheurs, il les rendrait plus compacts, réduisant leur fertilité.

La « révolution verte » enclenchée à la fin de la Seconde Guerre mondiale a changé le visage de l’agriculture. Pesticides et engrais de synthèse ont progressivement fait leur apparition, avec leur cortège d’effets néfastes sur le vivant. Le machinisme agricole s’est lui aussi transformé. Entre 1958 et 2020, le poids moyen des moissonneuses a été multiplié par dix, passant de 4 à 36 tonnes : l’équivalent d’un couple de Diplodocus dans la force de l’âge. Les betteravières les plus récentes pèsent quant à elles jusqu’à 60 tonnes. Un poids proche de celui d’Argentinosaurus, l’un des plus gros dinosaures jamais découverts, estimé à 70 tonnes.

Selon les auteurs de l’étude, 20 % de la terre arable serait exposée « à un risque élevé de tassement des couches inférieures du sol » à cause des machines telles que cette énorme arracheuse de betteraves. Agrimachines 59 / Vidéo Youtube

La gonflette des tracteurs, moissonneuses-batteuses et récolteuses n’a rien d’anodin. Grâce à l’élargissement des pneus, la pression exercée sur la surface du sol n’a pas beaucoup changé en soixante ans. Mais les chercheurs ont découvert que la pression exercée sur les couches profondes du sol (c’est-à-dire la partie qui n’est pas labourée) a augmenté à mesure que les engins agricoles ont grossi. Leur passage récurrent aurait rendu les couches inférieures du sol plus compactes. Résultat : « Le sol devient moins poreux. Les racines poussent plus difficilement, l’eau est moins bien absorbée, et les sols deviennent moins productifs », détaille Thomas Keller, l’un des auteurs de cette étude. Les machines agricoles modernes « excèdent » désormais les « limites du fonctionnement écologique correct du sol agricole », résume ce professeur à l’Université suédoise des sciences agricoles interrogé par Reporterre.

« Ironiquement, l’ultra-efficacité des tracteurs et des récolteuses pourrait entraver l’augmentation de la production alimentaire », avertissent les auteurs. Cette menace sur la santé des sols s’ajoute à d’autres, comme l’érosion, la diminution de leur teneur en matière organique ou encore l’effondrement de leur biodiversité. « Un sol tassé peut mener à une diminution de la biomasse des racines, rappelle Thomas Keller. Moins de racines, cela veut dire moins de carbone stocké par le sol. » La diminution des capacités d’absorption de l’eau par le sol peut également augmenter le risque d’érosion et d’inondation.

Lire aussi : Sylviculture industrielle : ces machines qui ravagent les forêts

Selon les auteurs, 20 % de la terre arable serait aujourd’hui exposée « à un risque élevé de tassement des couches inférieures du sol ». Sans surprise, les zones les plus à risque sont situées dans les régions où l’agriculture est très mécanisée : l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud et l’Australie. L’Afrique sub-saharienne (où le recours aux machines agricoles est faible) et l’Asie (où les fermes et les tracteurs sont plus petits) s’en sortent mieux. L’augmentation progressive de la taille des exploitations et l’émergence de nouveaux modèles agricoles font cependant craindre aux auteurs une future dégradation de la qualité du sol dans ces régions.

Les terres arables ne sont pas les seules victimes de l’obésité des machines. La sylviculture s’est elle aussi lancée dans une course effrénée à l’efficacité et à la puissance. Au dernier salon forestier européen, les acteurs de la filière s’émerveillaient devant les prouesses de tracteurs de plusieurs tonnes, dont les roues avoisinent la taille d’un enfant. Les effets potentiels de ces engins sur le sol et la santé des forêts sont « préoccupants », selon les auteurs.

Les dinosaures ne broutaient pas librement partout

Thomas Keller pense que « nous devrions être conscients du fait que le sol a des limites », et n’est pas capable d’absorber des pressions trop importantes. « Le développement de machines agricoles toujours plus grosses doit cesser », estime-t-il.

Entre 1958 et 2020, le poids moyen des moissonneuses a été multiplié par dix, passant de 4 à 36 tonnes : l’équivalent d’un couple de Diplodocus dans la force de l’âge. Pxhere / CC

S’ils mettent en lumière un risque pour le moment peu pris en compte par les pouvoirs publics, les résultats de cette étude soulèvent également un mystère : puisque les machines agricoles modernes dégradent les sols, comment donc ont fait les sauropodes pour limiter la casse ? Les dinosaures ont vraisemblablement eux aussi tassé le sol à cause de leur poids. La végétation était pourtant luxuriante au Jurassique. En précisant que cette question sort du champ de leur étude, les chercheurs supposent que le niveau élevé de précipitations devait rendre les sols humides et glissants, limitant la capacité de déplacement des sauropodes. Il semble « improbable » aux chercheurs qu’ils aient brouté librement sur l’ensemble du globe. Selon eux, ces dinosaures se sont peut-être limités à marcher dans l’eau ou sur quelques voies compactes, croquant les alentours grâce à leurs longs cous. Une manière de préserver les sols et les plantes de leur poids de titan. Les machines agricoles sauront-elles se faire aussi discrètes ?

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