Un entrepôt logistique menace un site ornithologique en Seine-Saint-Denis

Ces hangars seront remplacés par le projet Green Dock, une plateforme logistique équivalente à deux Stades de France. - © Jac Pigeon/Collectif Préservation des berges de Seine
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La gigantesque plateforme logistique Green Dock devrait sortir de terre d’ici 2027. Placée sur les bords de Seine, elle menace un site ornithologique. Malgré la contestation, les travaux ont commencé.
Seine-Saint-Denis et Hauts-de-Seine, reportage
Sur le chemin de halage, à Épinay-sur-Seine, la végétation est luxuriante. En ce début d’automne, les branches des saules ploient sous le poids de leurs feuilles bien vertes et touchent presque la surface de la Seine. Le coin attire : des joggueurs, des vététistes, quelques enfants et leurs parents s’engouffrent sous l’ombre rafraîchissante des arbres, bercés par les cris des grands cormorans et de quelques poules d’eau. Derrière eux, sur la pointe nord de L’Île-Saint-Denis classée Natura 2000, un touffu mélange d’arbustes, d’érables et de peupliers se reflète sur le fleuve. Sauf que sur la rive gauche de la Seine, côté Gennevilliers, de grands hangars à l’abandon parasitent le paysage. Leurs travaux de réaménagement, qui ont débuté fin septembre, empirent le tableau.
« Il y a quelques mois encore, on y entendait les moineaux », raconte Julie [*], une membre de l’association Protection des berges de Seine, en déambulant entre les vieux hangars d’une douzaine de mètres de haut. Ce décor à la fois post-industriel et bucolique est en effet amené à changer : à l’horizon 2027, Green Dock, une plateforme logistique de 600 mètres de long sur 30 m de haut (l’équivalent de deux Stades de France), devrait sortir de terre à la place de ces hangars, en regard direct de la réserve ornithologique de L’Île-Saint-Denis et du chemin de halage.
Un projet qui a fait bondir quinze associations écologiques réunies en collectif. Des élus et des riverains réclament une révision totale, voire son abandon. Malgré l’opposition, les travaux de démolition ont débuté.

Pour un budget de 150 millions d’euros, le géant australien Goodman a remporté l’appel d’offres émis par Haropa Port, un établissement public sous tutelle du ministère de la Transition écologique qui gère les ports de l’axe Seine (Le Havre, Rouen, Paris).
Construite sur une parcelle de 6,5 hectares au bord de l’eau, la plateforme multimodale proposée par le spécialiste des projets XXL inclut 15 % de fret fluvial pour lequel un nouveau quai de déchargement sera aménagé. Le bâtiment disposera de 90 000 m2 d’espaces de stockage répartis sur qautre étages (d’une hauteur équivalente à douze étages de logements), pour assurer la desserte francilienne « du dernier kilomètre ».

Outre le flux incessant de bateaux et de camions attendu, ce qui s’annonce est une pollution lumineuse jour et nuit et une dégradation de la qualité de l’air pour le département des Hauts-de-Seine et son voisin la Seine-Saint-Denis.
Le promoteur décrit son projet comme « un incubateur d’innovations pour la logistique de demain » et vante une démarche vertueuse : un accès multimodal (routier et fluvial) sur un terrain déjà artificialisé et des panneaux solaires sur le toit. Ses opposants dénoncent un projet pharaonique hors sol, en totale déconnexion avec les défis environnementaux et climatiques.

Martin-pêcheur, faucon crécerelle...
« Green Dock viendra sinistrer à jamais la pointe nord de L’Île-Saint-Denis, la première zone non anthropique en aval de Paris », affirme Julie. Sur la pointe ensauvagée de l’île, plusieurs espèces menacées ont trouvé refuge : le martin-pêcheur, la sterne pierregarin ou encore le faucon crécerelle, tous trois protégés par la directive oiseaux de l’Union européenne. « Ils passent régulièrement d’une berge à l’autre », raconte Julie.
Dans une gouttière cassée, deux oiseaux à la parure orangée et tâchée de noir sortent justement la pointe de leur bec, avant de s’envoler. Des faucons crécerelles. Ce jour-là, les martins-pêcheurs au plumage bleu vif et les petites sternes pierregarin grises restent cachés. Ces deux espèces se nourrissent dans le petit bras de la Seine (celui qui sépare L’Île-Saint-Denis de Gennevilliers), qui longera bientôt le géant de béton, et le martin-pêcheur niche sur ces berges peu végétalisées.

À partir de septembre, des centaines de grands cormorans arrivent aussi pour hiverner sur les berges d’Épinay et de L’Île-Saint-Denis. Durant l’hiver 2021-2022, ils étaient près de 700. En ce début d’automne, les premiers sont déjà là.
La Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) a identifié de nombreuses autres espèces nicheuses, hivernantes ou de passage sur ces berges : hirondelle de fenêtre, martinet noir, bergeronnette grise ou des ruisseaux, canard colvert, cygne tuberculé, gallinule poule d’eau, héron cendré ou encore des chauves-souris. Les pipistrelles communes ou de Nathusius, deux espèces sur la liste des mammifères protégés, empruntent ce couloir de la Seine. Une trame noire indispensable à cet animal nocturne.
Bien que située à quelques dizaines de mètres à peine sur l’autre rive, la réserve ornithologique n’a encore fait l’objet d’aucune étude d’impact par le porteur de projet, affirme le collectif. Tout juste un inventaire réalisé par le bureau d’étude Biotope sur le site à construire, sans tenir compte de son environnement. Dans cet inventaire, Biotope précise qu’une « importante colonie de moineaux » nichait là, dans les vieux hangars, des animaux classés sur liste rouge en Île-de-France.

Étrangement, ils semblent avoir déserté l’endroit. Mais très vite, on comprend mieux : sous la tôle ondulée, des effaroucheurs (un outil permettant de faire fuir les oiseaux) se mettent à hurler. Et sous les toits, de la mousse expansée recouvre de nombreux nichoirs. « Au moins 300 nichoirs sont ainsi rebouchés », déplore notre guide. Interrogé sur le sujet, Haropa Port reconnaît les avoir posés afin de faire fuir les oiseaux.
Le choix de la renaturation
Les travaux ont débuté à la surprise du collectif : aucune dérogation « espèces protégées » n’a été demandée, affirment les opposants, qui ont déposé un recours juridique. En cette journée d’automne, ils se retrouvent côté Gennevilliers pour « une visite de chantier » proposée par Haropa Port. Très vite, les échanges se tendent. Les opposants reprochent au port de ne pas respecter les engagements pris lors de la concertation.
« Vous savez très bien qu’une fois la démolition commencée, toute la biodiversité aura fui », dit l’un. « La MRAE [mission régionale d’autorité environnementale] a clairement indiqué que la démolition des hangars et la construction du bâtiment font partie du même projet, dit un second. L’impact sur la biodiversité doit être étudié sur l’ensemble. » Haropa Port assure disposer d’études faune/flore sur quatre saisons, de relevés et d’études bibliographiques pour assurer le suivi. Des documents restés confidentiels jusqu’à présent.

Depuis une vingtaine d’années, les mairies de L’Île-Saint-Denis et d’Épinay-sur-Seine travaillent à la renaturation des berges de Seine. Sur la pointe de l’île, la zone non anthropique se prolonge par un terrain d’expérimentation de renaturation et de régénération, le projet Lil’Ô, porté par l’association Halage, puis par le parc départemental. « Un tiers de l’île est classé Natura 2000, dit Sophie Bosquillon, conseillère municipale de L’Île-Saint-Denis, déléguée entre autres à la biodiversité. Notre lieu de vie est intrinsèquement lié à la Seine. Ce nouvel entrepôt est impensable. »
Le choix des berges de Seine pour construire ce mastodonte cristallise toutes les tensions, même du côté des mairies. En 2015, le directeur du port de Gennevilliers envisageait de rendre cette parcelle à la nature, en s’appuyant sur des études paysagères au long cours, disent Anne-Marie Romera et Gwenaël Querrien, de l’association La Seine n’est pas à vendre. À l’époque, on parlait de « densifier le cœur du port, renaturer sa périphérie ». Il n’en sera rien. Le port dispose en outre de darses adaptées au débarquement de marchandises en provenance du fleuve. Mais un nouveau ponton sera construit, directement sur la Seine.

« Avec un quai de chargement et de déchargement qui passera devant la zone Natura 2000, c’est une perturbation évidente, dit Sophie Bosquillon. Dans les plans de développement, il est pourtant inscrit que les berges doivent être renaturées sur une bonne largeur. »
Le directeur général délégué d’Haropa Port, Antoine Berbain, assure être à l’écoute, mais jusqu’à une certaine limite : retirer le projet, non. L’aménager, pourquoi pas. « Nous avons pris des engagements : ne pas emprunter le bras secondaire de la Seine, végétaliser les murs, rehausser la part du fluvial… », énumère-t-il. Il précise que le déploiement des zones à faible émission (ZFE) oblige à rapprocher les centres logistiques.
« Nous ne voulons plus de ces grands entrepôts logistiques, mais nous devons aussi réfléchir à nos modes de consommation, dit Eugénie Ponthier, adjointe au maire d’Épinay-sur-Seine. Souhaiter être livré de denrées non périssables en deux heures, ce n’est plus possible pour notre planète. » Une réflexion plus générale à avoir en amont, résume-t-elle.
Un projet à rebours de la politique écolo des mairies de Seine-Saint-Denis
La mairie d’Épinay-sur-Seine se dit également « clairement défavorable » à ce projet « pharaonique ». « Même si le bâtiment se situera techniquement sur le territoire des Hauts-de-Seine, c’est à nouveau la Seine-Saint-Denis qui en subira les externalités négatives », dit Eugénie Ponthier, adjointe au maire d’Épinay-sur-Seine.
Et d’ajouter : « 85 % de l’approvisionnement se fera par camions, c’est du trafic supplémentaire dans un secteur déjà congestionné, associé à une dégradation de la qualité de l’air — qui est déjà médiocre — et encore plus de bruit alors que la ville a déjà été classée comme la plus bruyante de Seine-Saint-Denis. Nous disposons ici d’un trésor de biodiversité que nous souhaitons préserver : 3,5 km de berges non urbanisées », soutenu par le programme Nature 2050. Des espaces verts rares dans un département historiquement recouvert d’industries polluantes.