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ReportageLibertés

Une forêt bétonnée pour enfermer des sans-papiers ?

Le sentier adjacent aux parcelles concernées par la potentielle création du Centre de rétention administrative.

Près de Bordeaux, l’État s’apprête à bétonner des terres pour enfermer des personnes sans papiers. Sur place, riverains et militants s’opposent à ce projet de centre de rétention.

Mérignac (Gironde), reportage

Le soleil darde ses rayons sur un terrain en friche, colonisé par les ronces. Des chardonnerets élégants pépient, perchés sur les branches de grands pins. Tristan Lemmi progresse à tâtons sur la lande sèche, couverte de crottes de lapins et d’un tapis d’aiguilles, qui craquent sous ses semelles. Il atteint les bois, s’enfonce sur quelques mètres, et peste : « Les bulldozers devraient tout raser, jusque-là. »

Ce terrain, connu sous le nom de « Bioparc de Mérignac », est en sursis. Situé entre la rocade ouest de Bordeaux et la forêt du Bourgailh, l’État pourrait y construire, sur deux hectares, un centre de rétention administrative (CRA) destiné à enfermer 140 personnes sans papiers, dans l’attente de leur — éventuelle — expulsion vers leur pays de départ.

Le plan des parcelles concernées pour la création du Centre de rétention administrative, mis en page par le collectif NonCraBioparc. © Alban Dejong / Reporterre

Un collectif de riverains, NonCraBioparc, entend faire échouer le projet, essentiellement pour des considérations écologiques. « Face aux défis climatiques, le Bioparc est une zone qui devrait être sanctuarisée », dit Tristan Lemmi, son porte-parole, qui a l’habitude d’y faire du vélo avec ses enfants et de la course à pied. Depuis treize ans, le site devait être rasé au profit d’entreprises spécialisées dans la biotechnologie.

« Nous sommes en pleine coulée verte »

« Vu qu’aucune n’est venue s’installer, on nous invente un nouveau projet dont personne ne veut, regrette Tristan Lemmi. Nous sommes pourtant en pleine coulée verte Pessac-Mérignac, avec une continuité écologique à préserver de l’urbanisation. » Un avis partagé par le Conseil national de la protection de la nature, qui s’est prononcée le 24 septembre 2020 contre l’aménagement de la zone au titre de la « destruction d’habitats d’espèces protégées », comme la salamandre, le triton marbré, ou la rainette ibérique.

Le site est couvert de végétation. © Alban Dejong / Reporterre

Pieds fixés sur un chemin en gravier, genoux fléchis, yeux froncés et bras droit tendu vers l’avant, un homme d’une soixantaine d’années s’entraîne à la pétanque. Quelques lézards des murailles s’enfuient. Aux journalistes de Reporterre, il indique ne pas être au courant du projet et se dit « dépité » à l’idée de perdre son lieu de promenade favori. « La plupart des habitants ne sont même pas informés ! » dit Tristan Lemmi, qui dénonce « un déni de démocratie et une absence absolue de concertation ».

Initialement, le projet était prévu dans la ville voisine : Pessac. Il s’est heurté à une forte résistance des riverains, rassemblés au sein du collectif Crapasla. Alain Anziani (PS), président de Bordeaux Métropole et maire de Mérignac, a alors proposé de l’accueillir dans sa propre commune : sur le terrain du Bioparc. « Le site de l’allée Darwin présente un grand avantage : à gauche la rocade, à droite le cimetière, pas un habitant. Il ne gênera personne », estimait l’édile, le 27 juin, en conseil municipal, dans des propos relayés par le journal Sud Ouest.

Tout proche du site, un des membres du collectif NonCraBioparc se désole de l’abattage d’une autre parcelle, privée. © Alban Dejong / Reporterre

Le 8 juillet 2022, une étape supplémentaire a été franchie avec l’adoption d’une délibération par les élus de Bordeaux Métropole, autorisant un échange de terrains. L’accord était le suivant : la parcelle pessacaise, qui appartient à l’État et sur laquelle le CRA devait être initialement construit, contre la parcelle mérignacaise, propriété de Bordeaux Métropole, sur laquelle son implantation pourrait finalement se faire.

Aujourd’hui, tout est prêt pour que l’édifice atterrisse à Mérignac. Ne manque plus que la décision finale de l’État. Contactée par Reporterre, la préfecture de Gironde affirme que le dossier est « toujours à l’étude, et qu’aucune possibilité n’est encore écartée : ni Pessac, ni Mérignac, ni toute autre option ». Quand interviendra cet arbitrage ? « Il n’est soumis à aucune date butoir. » Le projet reste, néanmoins, prévu pour octobre 2023.

Des promeneurs et des joueurs de pétanque fréquentent cet espace qui pourrait devenir un centre d’enfermement. © Alban Dejong / Reporterre

Bordeaux Métropole répond, quant à elle, que le CRA sera construit, « que ça nous plaise ou non, parce que l’État l’a décidé ». Entamé en 2018, le programme pluriannuel de construction et de réhabilitation des centres et des locaux de rétention administrative prévoit, en effet, la création d’un établissement de 140 places dans les environs de Bordeaux. « Il permettra d’accueillir les étrangers dans de meilleures conditions », assure son service de communication. Pour l’heure, les personnes sans papiers sont retenues dans les sous-sols de l’hôtel de police de Bordeaux, dans des conditions indignes, mises en lumière par une enquête de Libération publiée en août 2021.

Ni ici, ni ailleurs

Un pied sur une pomme de pin, Tristan Lemmi refuse de se positionner « pour ou contre le centre », « tant qu’il n’atterrit pas chez nous ou à Pessac, et qu’un lieu alternatif est trouvé ». Plusieurs organisations bordelaises — de Droit au logement (DAL) à la Cimade, en passant par la Ligue des droits de l’Homme (LDH) —, ont décidé d’aller plus loin, et s’opposent frontalement à l’existence des centres de rétention. Elles se sont rassemblées au sein du collectif Anti-CRA (ni ici, ni ailleurs). « Que ce soit à Pessac, à Mérignac ou ailleurs, nous disons non à la politique répressive d’enfermement ! » tonne Isabelle Ufferte, membre du collectif, rencontrée dans les locaux de la Cimade.

Tristan Lemmi, riverain du potentiel centre de rétention administrative de Mérignac, est l’un des membres du collectif NonCraBioparc. © Alban Dejong / Reporterre

En Europe, la France est le pays qui enferme le plus de personnes migrantes, avec près de 50 000 personnes privées de liberté chaque année. « La rétention devient l’instrument privilégié d’une politique migratoire toujours plus répressive à l’égard des personnes en exil », dénonce Cécile Roubeix, membre d’Anti-CRA et accompagnatrice juridique à la Cimade. Isolement, manque chronique d’hygiène, difficultés d’accès aux soins…

« Un CRA est une prison qui ne dit pas son nom »

« L’enferment détruit des personnes qui sont venues chercher une vie plus sûre, parfois en raison de la crise écologique, poursuit-elle. Dans ces centres, nous retrouvons des personnes interpelées dans la rue, à leur domicile, au travail, ou à la frontière, simplement coupables de ne pas avoir obtenu de titre de séjour, ce qui ne constitue pas un délit. Nous ne pouvons pas simplement espérer que les CRA ne soient pas construits près de chez nous, c’est toute cette politique que nous refusons. »

« Malheureusement, peu de gens savent qu’un CRA est une prison qui ne dit pas son nom », dit Isabelle Ufferte. Le collectif Anti-CRA assure qu’il continuera à manifester et à informer la population. Contre ce projet « et tous les autres, nous ferons ce qui est nécessaire », assure une militante, qui a préféré rester anonyme. Le 22 octobre, le collectif NonCraBioparc et l’association Aux arbres citoyens ! s’associent pour organiser une balade pédestre dans le sous-bois du Bioparc de Mérignac « pour partir à la découverte de cet environnement en danger ».



Notre reportage en images :


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