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EntretienPolitique

Vikash Dhorasoo : « Le football est un fabuleux outil du vivre ensemble »

En plein Euro 2016, l’ancien international Vikash Dhorasoo raconte le football comme un « outil du vivre ensemble ». Il en parle magnifiquement, rappelant la beauté de ce jeu, loin de l’argent et du gigantisme. Et pour le joueur pleinement impliqué dans la vie sociale, le jeu ouvre aussi sur la politique.

Vikash Dhorasoo est un ancien joueur de football international, ayant fait notamment carrière au PSG et au Milan AC (Italie). Originaire du Havre, où il a été formé, il compte 18 sélections en équipe de France avec laquelle il a notamment joué la Coupe du monde 2006. Il en a tiré un film intitulé Substitute. En 2011, il est à l’initiative du collectif Tatane qui promeut un autre modèle de football.



Reporterre — Avec votre mouvement Tatane, vous revendiquez un autre rapport au football. Pourquoi ?

Vikash Dhorasoo — Le football entretient un rapport puissant avec la société. C’est le seul sport qui puisse autant rassembler, les jeunes et les moins jeunes, les garçons et les filles, les pauvres et les riches. Il est si populaire qu’on peut dire des choses. Avec Tatane, on veut remettre le jeu au cœur de la pratique. On parle d’un football « durable et joyeux », durable comme une splendide défaite — une défaite qui marque les esprits, comme Séville 82 [la France éliminée par l’Allemagne en demi-finale de la Coupe du monde] — et joyeux comme le récit qu’on en fait aux enfants. Ça veut dire que quand on joue, gagner ou perdre, on s’en fiche : l’essentiel, c’est le plaisir collectif. Ce qui reste avec le football, c’est le rire ensemble.


En quoi serait-ce propre au football ?

Le football est un sport singulier. Pourquoi ? Déjà parce que c’est le seul sport de balle qui se joue avec les pieds. À la main, on a l’impression de posséder la balle. Mais au foot, c’est une sensation particulière, le ballon ne t’appartient jamais, il est là sans être à toi. C’est ce qui donne autant de place à l’interprétation sur les fautes d’arbitrage par exemple.
Et puis, le football est le seul sport au monde qui commence à 0-0 et peut finir à 0-0. Et ça peut être un « très bon » 0-0. Tu peux aussi faire dix poteaux et perdre. Le football raconte beaucoup la vie : l’injustice, les temps morts, l’ennui, le vide.

Les règles du football permettent quelque chose d’unique : ne pas jouer. Tu peux refuser la possession de balle, décider de tirer dans les tribunes pendant tout le match et replier toute ton équipe en défense. C’est interdit par toutes les autres règles de sport de balle : au hand ou au basket, tu dois attaquer sinon il y a « refus de jeu ». Au volley, tu marques forcément des points.

C’est ce qui fait qu’il y a tant d’« exploits » dans le football. C’est comme ça que l’Algérie a failli battre l’Allemagne, future championne du monde, en 2014. Ou c’est ce qui fait le charme de la Coupe de France, une compétition qui réunit tous les clubs français, du plus faible au plus fort. Ça n’existe dans aucun autre sport. Le foot est le seul sport qui permette une telle confrontation de niveaux différents. C’est une certaine idée de l’égalité.


Entre les scandales de la Fifa et les salaires exorbitants de certains joueurs, on semble loin de tout ça, aujourd’hui...

Les dérives du foot business ne sont pas le football. Il ne faut pas que cela masque ce qui est fabuleux dans le football comme outil du vivre ensemble. C’est un jeu avant d’être un marché. Quand j’étais jeune, dans ma banlieue de Caucriauville, près du Havre, le foot, ça voulait dire être ensemble. C’était le meilleur outil du lien social dans la cité. Un gamin, quand il prend la balle, il tape toujours vers quelqu’un, jamais dans le vide. Ça veut dire « viens jouer avec moi », et c’est justement ça, faire société.


Qu’avez-vous pensé de la polémique autour de la non-sélection de Benzema et de Ben Arfa en équipe de France ?

Le football est incontestable : si Benzema avait été Zizou, il aurait été pris en équipe de France. Parce que Zizou est évidemment beaucoup plus fort que tout le monde. Comme Benzema n’est pas aussi incontestable, on peut se permettre de ne pas le prendre.
Mais il reste plus fort que les autres, dans l’équipe. Et je pense que s’il n’avait pas été musulman, il aurait été pris en équipe de France.


Vraiment ?

Ce n’est pas Deschamps [le sélectionneur] qui est en cause, selon moi. Il a voulu avoir une équipe « propre » au sens où elle n’est pas attaquable. À l’inverse, Benzema aurait inévitablement été le bouc émissaire en cas de défaite.
Ce qui est grave, c’est la manière dont c’est utilisé politiquement. Benzema est le dernier à représenter Knysna [ville d’Afrique du sud où les joueurs de l’équipe de France avaient fait grève durant la Coupe du monde de 2010], on lui colle à la peau cette image de « racaille ». Mais enfin, Benzema n’est pas un mec dangereux pour la société ! C’est un pauvre petit gars de banlieue qui joue au foot… Mais c’est bien sûr hyper futé de monter une telle polémique.

Le bus dans lequel les joueurs de l’équipe de France se sont retranchés lors de leur « grève », le 20 juin 2010, à Knysna, en Afrique du Sud.


Comment ça ?

Pendant ce temps-là, on ne parle pas des gens qui crèvent la dalle, du chômage, de l’Éducation nationale qui ne marche pas. On nous détourne des vrais problèmes de société. Ça me rappelle le débat sur la déchéance de nationalité : qu’est-ce qu’on en avait à faire de cette question alors que le pays venait d’être meurtri par ses propres enfants ?! C’est là-dessus que devait porter le débat public, sur comment on a pu en arriver là.
Ça me fait plutôt rire de voir Valls et tous ces politiques prendre la parole pour dénoncer un gars qui n’a même pas été jugé coupable. Par contre, il n’y a aucun problème à envisager Karabatic, le handballeur, comme porte-parole pour les prochains JO alors qu’il a, lui, bien été condamné pour tricherie !


Vous semblez proche des thèses d’Éric Cantona dans cette histoire : pensez-vous aussi qu’il y a un problème de représentativité, aujourd’hui, dans les instances nationales du football ?

Toute la société française est comme ça. Il n’y a pas de mixité sociale, on est un pays de caste avec des hommes, blancs, vieux et hétéro qui dirigent. C’est l’endogamie la plus totale. Et le football n’est pas plus un vecteur d’ascension sociale — ou s’il l’est un peu, c’est par l’argent.


Vous étiez d’ailleurs un des seuls footballeurs à défendre le projet de taxe à 75 % des hauts revenus dans le football…

Je suis même pour une tranche à 100 %. Aujourd’hui, si j’en suis là, c’est grâce au système social français. Mon père touchait le chômage et les allocations familiales. Bien sûr qu’en votant à gauche, je vote contre mon compte en banque, d’une certaine manière, puisque j’augmente mes impôts. Mais c’est important de participer à l’effort collectif et défendre un système de sécurité sociale. C’est comme les droits de succession. Il faut mettre fin à l’héritage, c’est un privilège encore très important. Pour moi, c’est un des meilleurs moyens de changer la société : que cela reparte dans le pot commun.


Vous aviez publiquement soutenu François Hollande en 2012, quel regard portez-vous sur sa politique, quatre ans plus tard ?

Je ne voterai plus pour ces gens-là. On baisse les budgets de la Recherche, de l’Éducation nationale, du Sport… Alors qu’on peut faire plein de choses avec le sport : du rattrapage scolaire, retrouver de la confiance, développer la mobilité.
Quand il y a eu les attentats, la seule réponse de Hollande était : « On va aller faire la guerre à Daesh. » Mais moi, c’est pas du tout ce que je voulais entendre. Peut-être qu’il faut aller faire la guerre, même si je pense surtout qu’il ne fallait pas la faire au départ. Mais il faut surtout dire qu’on veut arrêter de faire la guerre, à un moment donné.
L’une des mesures les plus importantes qu’avait annoncées Hollande, c’était le vote des immigrés aux élections locales. Ça changerait toute la société, ce sont des gens qui sont en France et qui participent à l’économie depuis des années. On nous dit qu’il faut être Français, mais ça se mesure comment ? C’est quoi le curseur ? Chanter l’hymne national ? Je ne suis pas d’accord avec cette vision des choses.
La gauche a pour mission de faire rêver, mais aujourd’hui je ne vois aucun cap, aucun message d’espoir.


C’est quoi être de gauche, pour vous, aujourd’hui ?

Des valeurs de solidarité, de partage, d’éthique, des valeurs qui sont galvaudées aujourd’hui alors qu’elles ont du sens. Je suis pour la décroissance : il faut croître dans certaines choses, comme la Recherche, mais décroître ailleurs, sur la consommation par exemple.
Récemment, j’ai passé un week-end avec des amis dans un village et je me suis rendu compte que ce qui me plaisait, c’était l’absence de publicité. Rien. Le capitalisme a peur des pique-niques aux Buttes-Chaumont, il a peur que des gens se retrouvent ensemble parce que, pendant ce temps-là, ils ne consomment pas. C’est pour ça qu’il a intérêt à nous diviser, à nous séparer. Il faut défendre le vivre ensemble.


Qu’avez-vous pensé de Nuit debout ?

Je suis allé voir le film Merci patron ! et j’ai adoré. Moi, je suis toujours du côté de la contestation, j’ai beaucoup manifesté quand j’étais jeune, mes parents étaient syndiqués, ils m’ont transmis cette culture politique. Je vois au Havre le mouvement de grève des dockers, je soutiens ce genre de mouvement.

Il y a clairement un problème avec le système actuel : on est encore dans une monarchie, on vit autour des rois — d’ailleurs, notre président vit au palais de l’Élysée. Et nos ministres n’ont pas une vie comme les autres, ce sont des technocrates, sortis de grandes écoles. La sphère politique est complètement déconnectée de la réalité des gens. Les gens souffrent, il y a de plus en plus de misère. Ma sœur a fait 10 ans d’études mais elle doit travailler à côté pour payer ses fins de mois. Et il y en a qui n’ont même pas le temps de démarrer le mois.


N’y a-t-il pas un problème d’offre politique aujourd’hui en France ?

Je ne sais pas si je voterai aux prochaines élections. Je crois en la politique, évidemment, j’y crois beaucoup. Mais je ne crois plus en cette pratique. Je me souviens en 2007, quand j’avais soutenu Ségolène Royal au stade Charléty : on avait l’impression que c’était Moïse…

Meeting de Ségolène Royal au stade Charléty, le 1er mai 2007, réunissant près de 60.000 personnes.

Quand je vote pour quelqu’un, c’est à lui de me rendre des comptes. C’est à lui d’être intimidé quand il me croise ! En Inde, tout citoyen a le droit d’interpeller le Parlement et de poser une question, par exemple.
En France, j’aime bien les meetings des Verts, les gens peuvent interpeller les politiques, c’est hyper-important. Mais quand je vois EELV aujourd’hui, je ne les vois pas prêts à diriger. J’aimerais bien, je me considère écologiste ! Mais il faudrait qu’ils s’harmonisent, c’est un peu le « foutoir »… Et Emmanuelle Cosse qui part au gouvernement, ça me pose un problème, elle cautionne quand même un gouvernement de droite !

Mais je sens qu’on arrive à la fin d’un cycle, le système va bientôt s’arrêter, ce n’est plus possible autrement. On a abîmé la planète comme jamais les autres sociétés ne l’avaient fait, l’école est défaillante, le politique s’effondre… Les relais sont ailleurs, désormais. Il y a des petites actions, un peu partout, des coopératives qui naissent. Comme le discours dominant est puissant, on nous fait croire qu’on est isolé ou marginal, alors qu’on est très nombreux à penser ça.

Ça me rappelle l’exposition d’un artiste, Thomas Hirschhorn, au Palais de Tokyo, qui avait écrit cette phrase : « La plupart des gens ne sont pas la plupart des gens. »

-  Voici la photo de l’œuvre sur le compte Instagram de Dhorasoo

Thomas Hirschhorn et nous sommes nombreux !!! #dicoursdominant #utopie #realisme

A photo posted by Vikashdhorasoo (@vikash.dhorasoo) on


À Tatane, on nous rétorque souvent qu’on est des rêveurs ou des « Bisounours ». Mais non, on est plein à rêver. Et rêver, c’est hyper important.

-  Propos recueillis par Barnabé Binctin

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