Violences en manifs : « L’État donne carte blanche à la police »

Plus de 200 manifestants ont été blessés, dont 40 grièvement, par les forces de police à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), le 25 mars 2023. - © Les Soulèvements de la Terre
Plus de 200 manifestants ont été blessés, dont 40 grièvement, par les forces de police à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), le 25 mars 2023. - © Les Soulèvements de la Terre
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Libertés Mégabassines RetraitesLes armes non létales utilisées par la police expliquent la hausse des violences dans les manifestations, selon l’économiste Paul Rocher. Selon lui, la répression est d’autant plus intense envers les manifestants écolos.
Paul Rocher est économiste et diplômé en science politique de Sciences Po Paris. Il est l’auteur du livre Que fait la police ? (2022) et de Gazer, mutiler, soumettre — Politique de l’arme non létale (2020), aux éditions La Fabrique.
Reporterre — De nombreuses violences policières ont été constatées lors des dernières manifestations contre la réforme des retraites et du rassemblement à Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Comment l’expliquez-vous ?
Paul Rocher — J’aurais tendance à répondre par des données pour décrypter la situation actuelle. D’un côté, on a une nette augmentation de l’utilisation d’armes non létales (lanceurs de balles de défense en caoutchouc — LBD, grenades assourdissantes, lacrymogènes, grenades de désencerclement...) de la part des policiers depuis 2009 : selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, on est passé de 3 700 tirs cette année-là au record de 33 000 en 2018. En 2020, plus de 10 000 tirs d’armes non létales ont été recensés, de quoi toucher chaque habitant d’une ville de la taille de Foix (Ariège), par exemple. De l’autre côté, on s’aperçoit qu’il n’y a pas nécessairement plus de violence de la part des manifestants, comme l’explique un rapport de l’Acat [Action des chrétiens pour l’abolition de la torture] publié en mars 2020. En résumé, si les manifestations ne sont pas plus violentes, les tirs, eux, sont bien plus nombreux.
Avec les armes non létales (par définition, qui n’ont pas d’effet mortel ou définitivement handicapant), on transmet aux policiers l’idée que leurs tirs sont inoffensifs. On les déresponsabilise des conséquences de leurs actes. Or, ces tirs peuvent être dangereux. Des médecins de l’université de Grenoble ont mis en évidence en 2016 que le flash-ball pouvait être mortel.
À Sainte-Soline, les moyens déployés étaient gigantesques le 25 mars dernier. Les dégâts humains aussi. Comment expliquer un tel bilan ?
Au cours de la dernière décennie, l’État a nettement augmenté le financement de la police, notamment pour renforcer son équipement. Entre 2012 et 2017, le budget a été augmenté de 75 %. Aujourd’hui, il a probablement doublé par rapport à il y a dix ans. Donc, contrairement à une idée reçue, depuis trente ans, l’appareil policier a beaucoup grossi et la France est bien dotée en armes et en policiers. Ce qui explique la possibilité d’intervenir en très grand nombre lors de ce type de manifestation.
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Or, l’exemple de Sainte-Soline montre bien que l’usage des armes non létales n’apaise pas la situation. À l’inverse, elle incite les policiers et gendarmes à tirer encore davantage, d’autant que l’institution policière entretient une méfiance, une hostilité vis-à-vis de la population en général et des manifestants en particulier. Des travaux sociologiques ont montré que les policiers se vivent comme appartenant à une « citadelle assiégée ». Et il n’y a pas de raison qu’il n’en soit pas de même pour les gendarmes. Ce qui s’est passé à Sivens en 2014 et sur la zad de Notre-Dame-des-Landes en 2018 où la gendarmerie était à la manœuvre le montre.

Lors de la manifestation contre la réforme des retraites le 28 mars, la préfecture de Police a annoncé avoir mobilisé 13 000 policiers, dont 5 500 à Paris. Pourquoi le déploiement d’autant de moyens ?
L’État, en mettant ces chiffres en avant, fait de la communication. Il veut impressionner. Depuis des décennies, le renforcement de l’appareil policier est une priorité politique. Les nombreuses images et témoignages sur les violences policières commises à Paris et dans les grandes villes au cours des dernières semaines peuvent dissuader d’aller manifester. Mais le dispositif policier montre qu’il n’est pas aussi efficace qu’attendu dans ce mouvement contre la réforme des retraites. Semaine après semaine, on constate qu’il y a toujours des millions de manifestants dans la rue. On sent qu’il y a une soif de liberté et de justice des manifestants, plus forte que l’effet d’intimidation.
« L’État donne carte blanche à la police »
Le ministre de l’Intérieur parle de « plus de 1 000 éléments radicaux ». Le préfet de police de Paris évoque « une montée en volume des black blocs ». Il explique que les forces de police n’interviennent « que quand les gens commencent à casser ». Qu’en est-il ?
Ces chiffres et éléments ne sont factuellement pas avérés. Des vidéos montrent que les policiers s’en sont pris à des personnes qui ne faisaient rien de particulier. Ces violences démontrent une fois de plus l’hostilité de la police vis-à-vis de la population qui manifeste. Cette dynamique hostile existe depuis la création de la police, au cours de la 2e moitié du XIXe siècle. L’appareil policier a vu le jour au moment où s’établissait une concentration ouvrière dans les usines et apparaissaient les premières revendications ouvrières. Il est indissociable du capitalisme et vise à faire taire les perdants de ce système. Cette hostilité a persisté jusqu’à nos jours. La police tend à brutaliser celles et ceux qui revendiquent.
Actuellement, le gouvernement laisse la situation sociale se dégrader puisqu’il ne réagit pas, même face à l’ampleur des manifestations. Sa réforme va appauvrir l’ensemble de la population active, mais il refuse d’entendre ses revendications. La police amplifie le mécontentement en intervenant de manière extrêmement forte. En réalité, elle ne sait pas vraiment faire autrement.

La médiatisation des violences policières a-t-elle progressé ces dernières années ?
Ce sujet est devenu une préoccupation centrale, ce qui embête le gouvernement qui, jusque là, mettait sous le tapis ce problème des violences. Or, ça ne marche plus. Avec les vidéos, les médias qui vont au plus près sur le terrain, les actions violentes sont désormais documentées. L’État reste pourtant dans le déni total. On sait depuis longtemps que la police est violente. Mais clairement, l’État lui donne carte blanche.
« Avec les manifestants écolos, les policiers hésitent moins à recourir à la force »
Une pétition avec déjà près de 224 000 signatures en quelques jours demande la dissolution de la Brav-M, dont certains agissements sont mis en accusation. Le préfet de police rejette toute dissolution et défend ces unités qu’il juge « précieuses ». Quel est votre avis ?
Que cette brigade soit sous le feu de la critique, c’est juste, mais il ne faudrait pas que cela crée le sentiment que, à côté, les CRS sont des bisounours. D’où l’importance de travailler sur le fonctionnement même de la police. La création de la Brav-M, comme d’autres avant elle [par exemple, les voltigeurs, une unité policière à moto dissoute en 1986 après avoir tué Malik Oussekine], illustre parfaitement le tournant autoritaire pris par l’État depuis plusieurs années. Comme les politiques menées ont du mal à trouver le consentement de la population, c’est la violence qui prend le pas.
Le désarmement de la police est-il possible ? Permettrait-il un apaisement des conflits sociaux ?
Oui, clairement. L’interdiction des différentes grenades et des LBD ferait disparaître les violences. Ça permettrait aussi de remettre une bonne dose de démocratie dans le pays. L’État serait contraint d’écouter plus. Le désarmement de la police est tout à fait possible. D’ailleurs, la France fait figure d’exception : dans de nombreux pays, la police n’a pas du tout le même arsenal. C’est, par exemple, le cas en Allemagne où les policiers ne sont pas équipés en balles de caoutchouc et en grenades.
Les violences policières contre les mouvements écolos ne sont pas nouvelles. Vous avez évoqué la zad de Notre-Dame-des-Landes et Sivens. Mais elles semblent prendre de l’ampleur. Qu’en pensez-vous ?
C’est sans doute envers les mouvements écolos que la répression est la plus féroce et intense, en effet. Par exemple, à Sivens, 800 grenades ont été tirées dans la nature, dans le noir. En 2018, lors du démantèlement de la zad, plus de 11 000 grenades ont été lancées. Là encore, c’est la répartition des richesses qui est au cœur des manifestations. Comment gère-t-on la nature, les ressources naturelles ? La question devient cruciale au fur et à mesure de la montée des catastrophes naturelles et du réchauffement climatique. Or, la police est particulièrement violente avec ces manifestants. Elle les méprise, les considérant comme des étudiants et jeunes privilégiés. Le mouvement écolo est associé à un mouvement bobo. Ce préjugé est l’une des raisons qui font que les policiers hésitent moins à recourir à la force.