Après une enquête démesurée, sept antinucléaires en procès à Bar-le-Duc

- © Sanaga
- © Sanaga
Durée de lecture : 10 minutes
Déchets nucléaires Libertés LuttesLes 1er, 2 et 3 juin se tient à Bar-Le-Duc le procès de sept militants qui luttent contre le projet Cigéo d’enfouissement des déchets radioactifs. Ils sont soupçonnés d’association de malfaiteurs. Mais au terme d’une impressionnante enquête judiciaire de quatre ans, on ne leur reproche que l’organisation d’une manifestation non déclarée.
Les 1er, 2 et 3 juin se tient à Bar-Le-Duc le procès de sept militants qui luttent contre le projet Cigéo d’enfouissement des déchets radioactifs. Ils sont soupçonnés d’association de malfaiteurs. Reporterre, présent sur place, fait le récit quotidien des audiences et des mobilisations de soutien aux prévenus.
- À Bar-le-Duc, une mobilisation vibrante des « malfaiteurs » antinucléaires
- Procès de Bure : « Aucune peine ne saurait faire taire ma révolte contre le nucléaire et son monde »
- En marge du procès de Bar-le-Duc, les paysans mobilisés contre les déchets nucléaires
- Procès de Bure : le juge d’instruction se mure dans le déni
- Pour la défense, le procès de Bure profite à « l’État nucléaire »
- Le récit en direct du procès : premier jour, deuxième jour et troisième jour.
C’était le 21 juin 2017. Depuis un an, les militants contre le site d’enfouissement des déchets nucléaire Cigéo occupaient le Bois Lejuc, à Mandres-en-Barrois, dans la Meuse. Un bois que l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) souhaite défricher pour y creuser des puits de ventilation pour les futurs colis de déchets nucléaires très radioactifs. Elle veut les enterrer à 500 mètres sous terre. Les militants avaient décidé de célébrer cet anniversaire avec un rassemblement festif baptisé « goûter interminable ».
Vers 6 h 30 du matin, trois à sept personnes se sont détachées d’un groupe d’une quarantaine de membres qui se dirigeait vers le laboratoire de l’Andra, à Bure. Ils ont pénétré dans l’hôtel-restaurant du Bindeuil, connu pour héberger du personnel de l’agence, brisant des vitres et renversant des meubles. Selon François Maltrud, le gérant du Bindeuil interrogé à l’époque par France Bleu, les militants auraient répandu le contenu d’une bouteille d’essence avant d’y mettre le feu. Un départ d’incendie immédiatement maîtrisé par le cuisinier présent sur place. L’établissement a pu rouvrir le lendemain, malgré des dégâts que François Maltrud estimait à « plusieurs dizaines de milliers d’euros ».
L’incendie qui enflamme la machine judiciaire
Selon le dossier juridique consulté par Reporterre et Mediapart, sur les treize clients hébergés à l’hôtel ce soir-là, seuls trois avaient décidé de porter plainte — dont deux sans se constituer partie civile après l’ouverture de l’information judiciaire — malgré les nombreuses relances des enquêteurs. « Je n’ai subi aucun préjudice moral ou financier. Mon entreprise n’a subi également aucun préjudice », avait répondu un client à un gendarme qui le relançait pour savoir s’il souhaitait porter plainte.
Mais cet incendie a été le point de départ d’une machine judiciaire d’une ampleur inédite lancée contre la lutte antinucléaire à Bure. Selon l’enquête menée par Reporterre et Mediapart, près d’un million d’euros d’argent public ont été dépensés pour, entre autres activités, mettre sur écoute 29 personnes et enregistrer l’équivalent de seize années de conversations, soit plus de 85 000 conversations et messages.

Le 28 juillet 2017, un mois après l’incendie de l’hôtel, une information judiciaire a ainsi été ouverte contre X sur des chefs d’accusation de « dégradation par moyens dangereux et association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un délit puni de dix ans d’emprisonnement ». Mais cela ne semblait pas suffisant. Après six mois d’enquête, le 14 décembre, le juge d’instruction a décidé d’ajouter au dossier, par un réquisitoire supplétif, la manifestation qui s’était déroulée le 15 août 2017. Une mobilisation qui s’était soldée par des affrontements avec les forces de gendarmerie et avait été violemment réprimée. Un militant, Robin P., avait été mutilé au pied par une grenade.
Enfin, le 2 mai 2018, un autre événement a été ajouté au dossier : la dégradation de l’écothèque qui avait eu lieu en février 2017. Ce bâtiment appartenant à l’Andra est destiné à conserver des échantillons de l’environnement. Durant une manifestation, son grillage avait été mis à terre et quelques pierres avaient volé sur les vitres. Sur la route, une barricade avait été érigée et enflammée. Les activistes voulaient ainsi dénoncer le rôle d’écoblanchiment (greenwashing) de cette écothèque.
20 000 pages de dossier pour sept prévenus
En définitive, après quatre années d’enquête, 25 perquisitions et 20 164 pages de dossier d’instruction, sept personnes se retrouvent au tribunal. Elles sont notamment accusées de « complicité de détention d’explosifs relativement aux artifices employés à l’encontre des forces de l’ordre pendant la manifestation » et surtout de « participation à une association de malfaiteurs ». Un délit puni de cinq à dix ans d’emprisonnement.
Mais en dépit d’intenses recherches — à grands renforts de prélèvements ADN —, l’enquête n’a pas été en mesure de déterminer les responsables de l’incendie de l’hôtel-restaurant du Bindeuil et de la dégradation de l’écothèque. Un non-lieu a donc été rendu sur ces deux affaires le 8 avril dernier, le juge d’instruction ayant estimé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments contre les personnes mises en examen pour justifier leur renvoi devant le tribunal correctionnel. En somme, malgré les moyens déployés, dix contrôles judiciaires très stricts, pendant deux ans, pour les militants, la perquisition d’un de leur avocats, les antinucléaires se retrouvent aujourd’hui face à la justice pour une manifestation non déclarée… qui n’était pas interdite.

« Quand on se donne autant de moyens pour mener une telle enquête, c’est frustrant de se dire qu’il n’y a rien sauf une manifestation un peu chahutée. Pourtant, dans leur réflexion, les enquêteurs ont estimé que le point commun entre tous ces gens, c’était la Maison de résistance. Mais pour établir la bande organisée, il faut savoir qui donne les ordres et distribue les rôles. C’est ce qui leur manque dans le dossier et c’est pourquoi on leur reproche des choses aussi disparates, enrobées de circonstances aggravantes », explique l’un des sept avocats des prévenus. « Ils ont créé une fiction pour donner impression d’avoir démantelé une organisation dangereuse. En attendant, l’incendie, qui est l’élément qui initie l’enquête, s’est totalement dégonflé. »
D’ailleurs, l’Andra ne participera même pas au procès. « Nous ne sommes plus partie civile car ce procès ne concerne pas des dégradations subies par l’Andra. C’est une atteinte à l’ordre public. Cela ne nous concerne pas », explique l’agence à Reporterre.
Le conseil départemental de Haute-Marne, autre partie civile dans ce dossier, semble également bien embarrassé. Durant la manifestation du 15 août, des panneaux de signalisation ont été arrachés et la route a été un peu abîmée. La procédure habituelle veut que l’institution porte l’affaire devant le tribunal pour dégradation du domaine départemental, ce qui arrive parfois lorsque des agriculteurs endommagent la chaussée avec leur tracteur. « Mais on se retrouve aujourd’hui dans un jugement au pénal qui dépasse largement le cadre de notre préjudice subi, estimé à moins de 10 000 euros. Il y a de fortes chances pour que notre demande de partie civile n’aboutisse pas. D’autant qu’il n’a pas été possible d’identifier les auteurs », explique à Reporterre Adrien Guéné, le directeur de cabinet du conseil départemental. Il n’attend donc rien du procès et semble presque un peu gêné d’apparaître dans ce dossier.
« Face au tribunal, nous avons décidé que c’était la lutte qui allait comparaître. »
Pour la justice, il faut trouver des coupables et mettre des noms sur les chefs d’accusation. Face à cela, les sept militants et militantes ont fait le choix de construire une défense collective. « Nous sommes dans un dispositif qui essaie d’individualiser des actes collectifs dont les responsabilités sont tournantes. Ainsi, face au tribunal, nous avons décidé que c’était la lutte qui allait comparaître. Il n’est pas question d’être jugé individuellement car nos responsabilités sont collectives », dit à Reporterre l’un des sept prévenus.
En effet, l’association de malfaiteurs est une accusation politique, selon le réseau d’autodéfense juridique collective RAJ. « Elle vise explicitement à terroriser, à défaire les liens, et à dissuader les opposant.es de s’engager », explique son communiqué. Prêter sa voiture, participer à l’achat de tissu avant une manifestation, avoir ses empreintes sur une bouteille plastique, son ADN sur une écharpe, être copropriétaire ou cogérant d’un lieu collectif où sont trouvées des fusées d’artifice : tout devient présomption de culpabilité, de complicité, et donc de participation à cette association de malfaiteurs. « L’objectif est clairement de s’en prendre aux structures qui permettent à nos luttes de vivre et de se défendre, à toutes ces petites ou grandes solidarités qui font vivre nos luttes. »
Du grand banditisme au mouvement social
Ce n’est pas la première fois que l’association de malfaiteurs est utilisée à l’encontre de militants. On se souvient de l’affaire de Tarnac ou encore des procès contre les Gilets jaunes. « Historiquement, cette infraction est liée à la criminalité organisée et au grand banditisme, expliquait à Reporterre Me Anis Harabi, avocat à Paris. Mais elle est de plus en plus utilisée contre le mouvement social. »

À Bure, l’acharnement judiciaire, doublé d’une forte répression policière, a désorganisé le mouvement entraînant le départ — de gré ou de force — d’un grand nombre d’activistes. Car depuis 2017, un escadron de gendarmes mobiles est chargé de surveiller le territoire : 75 gendarmes y patrouillent jour et nuit, 24 heures sur 24. Une surveillance dont les coûts — une dizaine de millions d’euros par an — sont pris en charge par l’Andra et qui pèse lourdement sur la vie quotidienne des habitants. La Ligue des droits de l’Homme a d’ailleurs remarqué dans un rapport que « les contrôles d’identité permanents et répétés portent atteinte aux libertés individuelles » et ne peuvent « que déboucher sur des incidents ».
Mais depuis quelque temps, de nouvelles personnes tentent de relancer la dynamique. Plusieurs évènements sont d’ailleurs prévus cet été, comme la troisième édition du festival des Bure’lesques et le campement antinucléaire Les Rayonnantes. En attendant, le procès du 1ᵉʳ au 3 juin qui aura lieu à Bar-le-Duc, et que Reporterre racontera dès mercredi 2 juin, sera animé par de nombreux événements, prévus pour permettre aux opposants de rassembler leurs forces et de profiter d’une tribune médiatique. « La victoire serait un réel camouflet et une prise de conscience par l’opinion publique des dérives de l’institution judiciaire. Car jamais nous n’avons observé un tel dévoiement des outils judiciaires au service de la préservation des intérêts du nucléaire », constate l’un des sept avocats.