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Procès de Bure : le juge d’instruction se mure dans le déni

Deuxième journée d’audience du procès de Bar-le-Duc contre des militants antinucléaires. Le juge d’instruction Kévin Le Fur, qui a mené depuis quatre ans une instruction hors norme, a refusé de s’expliquer et de répondre de ses actes.

Les 1er, 2 et 3 juin se tient à Bar-le-Duc le procès de sept militants qui luttent contre le projet Cigéo d’enfouissement des déchets radioactifs. Ils sont soupçonnés d’association de malfaiteurs. Reporterre, présent sur place, fait le récit quotidien des audiences et des mobilisations de soutien aux prévenus.


Bar-le-Duc (Meuse), reportage

Des parties civiles aux abonnés absents. Un juge d’instruction convoqué comme témoin qui ne répond pas aux questions. Une politologue qui juge délirantes certaines accusations. La seconde journée du procès des militants antinucléaires de Bure a révélé les failles d’un dossier dont les avocats des sept prévenus montrent qu’il est en fait politique.

Pour tenter de comprendre les détails de l’ordonnance de 180 pages qui liste les charges retenues (dégradation et vol en réunion, organisation d’une manifestation non déclarée, attroupement après sommation de dispersion, détention d’éléments entrant dans la composition d’engins incendiaires ainsi que d’association de malfaiteurs en bande organisée), les avocats de la défense avaient convoqué en tant que témoin le juge d’instruction Kévin Le Fur, qui a mené l’instruction pendant les quatre dernières années.

Mais avant même les premières questions, Kévin Le Fur a prévenu qu’il ne commenterait pas les détails de cette ordonnance. Une ligne de conduite qu’il a gardée jusqu’au bout, malgré la pugnacité des avocats qui l’ont interrogé.

Le juge d’instruction répond « Non, non, non... »

© Grégory Mardon/La Revue dessinée

Il n’a donc pas répondu sur les éventuels conflits d’intérêts entre son rôle de juge d’instruction et celui de président du tribunal correctionnel. Il a également été incapable de confirmer le coût de l’information judiciaire, estimée à 1 million d’euros selon l’enquête de Mediapart et Reporterre. Aucun remord non plus concernant les prélèvements d’ADN forcés d’un prévenu qui a dû donner sa chaussette et d’une prévenue qui a dû donner sa culotte avec une protection hygiénique.

« Sur le plan de la dignité, cela ne vous pose pas de difficulté ? » a interrogé Me Norma Jullien Cravotta.
- Non, lui a répondu Kévin Le Fur.
- Vous n’avez donc pas de difficulté de savoir que deux personnes comparaissent devant vous sans sous-vêtements ?
- Je n’avais pas ce facteur en tête au moment où elles ont comparu devant moi. »

Les avocats ont essayé en vain de le faire réagir sur certaines pièces du dossier afin de comprendre pourquoi les motivations politiques des prévenus ont été scrupuleusement analysées, pourquoi le contenu de leurs conversations téléphoniques avec leurs avocats — pourtant confidentielles — ont été versées au dossier. Il est également question du recours aux IMSI-catchers, ces appareils de surveillance qui récupèrent à distance les identifiants des cartes SIM des téléphones portables, qui ont été utilisés durant la manifestation du 13 février 2018.

Face à ces questions, Kévin Le Fur s’est retranché derrière son ordonnance de renvoi. Me Alice Becker a tenté une dernière offensive en lui demandant si le fait d’avoir transmis un certain nombre de documents à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) l’empêchait d’avoir une liberté de parole. Réponse négative. Face à l’insistance des avocats de la défense, le président du tribunal, Sylvain Roux, est venu à la rescousse du témoin : « On ne peut pas lui imposer de réponse ou lui poser toujours la question jusqu’à obtenir la réponse souhaitée. »

« C’est pour leur engagement que les individus sont criminalisés »

© Grégory Mardon/La Revue dessinée

Autre témoin clé de cette audience : la politiste et historienne Vanessa Codaccioni. Dans une démonstration incisive et implacable, elle a démontré en quoi ce procès, qu’elle estime historique, était politique, n’en déplaise aux réticences qu’exprimait le président du tribunal, Sylvain Roux. « On a un ensemble de traits caractéristiques de la criminalisation de l’opposition. […] Car c’est pour leur engagement que les individus sont criminalisés. » Elle explique à quel point l’inculpation d’association de malfaiteurs sert aujourd’hui à « pallier le manque de preuve. C’est le règne de la présomption de culpabilité ». Elle fait également le lien avec l’affaire Tarnac, où les prévenus étaient traités comme malfaiteurs avant le procès en étant empêchés de se voir. « C’est d’une extrême gravité. Cela ne devrait intervenir qu’après le jugement, mais pas dans le cadre d’une enquête. »

Elle a surtout rappelé l’absurdité du délit d’intention. Car tout au long de l’ordonnance de renvoi de ce procès, le terme « en vue de » est constamment utilisé. Comme si les prévenus étaient complices d’une intention en bande organisée. « C’est délirant, monsieur le juge », assure Vanessa Codaccioni. Elle poursuit à propos de l’ordonnance de renvoi : « Tout cela me semble vide, flou et vague. On inculpe des intentions, des pensées et potentielles convictions. Cela me fait penser à des choses que j’ai vues en étudiant le mouvement des Gilets jaunes, lorsqu’un homme qui portait un drapeau s’est vu rétorquer par un policier “Vous savez que cela peut être une arme”. »

À la fin de l’audience, Sébastien Dartois, l’avocat de la seule partie civile présente — la commune de Bure — a plaidé, non sans rechigner car il aurait préféré passer le lendemain. Il a expliqué que la commune voulait être présente « pour ne pas rester silencieuse sans occuper non plus trop le temps de la justice ». Il a parlé de l’incendie de l’hôtel-restaurant du Bindeuil, dont la mairie est propriétaire, mais pour lequel aucun des sept prévenus ne comparaît aujourd’hui. Sébastien Dartois a demandé 50 000 euros de dommages pour préjudice moral d’atteinte à la notoriété ainsi que 18 119 euros pour l’assureur Groupama, qui a payé les frais de réparation après la manifestation. « Ce n’est en aucune façon une démarche qui s’éloignerait d’un apaisement, mais plutôt de faire reconnaître la difficulté d’une petite collectivité territoriale. » Rappelons tout de même que depuis les années 2000, plus de 1,3 milliard d’euros ont été versés au nom de l’acceptabilité sociale du projet Cigéo dans la région. En mars 2021, le conseil municipal de Bure a par ailleurs émis un avis défavorable au projet Cigéo.

Le procès se poursuivra jeudi 3 juin avec les plaidoiries des avocats des prévenus. À suivre demain dans Reporterre.

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