Ce que leurs traces nous disent des animaux

Apprendre à lire les traces laissées par les animaux, c’est l’objet des stages de pistage organisés par CyberTracker France. Reporterre a suivi l’un d’eux - c’était avant le confinement ! - et vous le raconte, notamment en photos.
- Forêt de Ferrières (Seine-et-Marne), reportage
9 heures du matin. Un ciel nuageux surplombe la forêt régionale de Ferrières, en Seine-et-Marne, à une trentaine de kilomètres de Paris. Une brise fraîche traverse l’allée bordée d’arbres dénudés par l’hiver. Sur ses marges boueuses se mêlent empreintes de marcheurs et de cyclistes. Parmi ces traces bien visibles, d’autres sont plus discrètes. Depuis la veille, elles sont l’objet d’observation d’une dizaine de personnes. Habillées de vêtements chauds et kaki, huit d’entre elles participent à une évaluation de pistage animal. À partir d’une empreinte, un monticule de terre ou une déjection, elles retracent le passage d’un animal. René Nauta, venu des Pays-Bas, est l’évaluateur de cette méthode de pistage appelée CyberTracker. Thomas Baffault, animateur nature, l’a invité pour réaliser la première évaluation en France. « J’ai appris cette méthode au Royaume-Uni. Pour le moment, il n’existe pas encore de pisteur certifié en France », dit-il.

Cernée de bouts de bois et marquée d’un repère orange, la première empreinte attend les participants. Agenouillé autour d’elle, les sens en éveil, la concentration aiguisée, chacun tente de comprendre à quel animal elle appartient. L’évaluation s’organise autour d’une cinquantaine de questions pensées par René Nauta, puis transmises aux deux secrétaires, Samantha Breitembruch et François Lasserre. « Qui a fait ça ? », « Qu’est-ce qui était au menu ? », « Qu’est-il arrivé à cette plante ? »… Chaque participant vient ensuite leur montrer discrètement la réponse inscrite sur leur carnet. Ce dimanche, il ne reste qu’une vingtaine de questions auxquelles répondre. À la fin de la journée, le taux de bonnes réponses obtenues déterminera à quel niveau de pistage se situent les participants.
Éveiller ses sens pour retisser du lien
« J’ai rêvé cette nuit de la trace de salamandre. Je m’en voulais parce que je l’ai confondue avec un rongeur. Alors qu’il est évident qu’une souris qui serait passée par là n’aurait pas marché et n’aurait pas laissé trainer sa queue », explique Clémence Marque, téléphone en main. Sur l’écran s’affiche la photo d’une ligne uniforme encadrée de deux petits cercles. Au-delà de l’identification d’un animal, il faut comprendre son comportement. Quelle histoire se cache derrière cette trace ? Que révèle-t-elle sur la place de cet animal au sein de la forêt ? Pour y arriver, il faut adopter une nouvelle façon d’être. « Avant, je regardais toujours en l’air, maintenant j’ai appris à marcher et à regarder tout ce qu’il y a au sol. Et ce n’est pas que pour éviter les flaques », dit à Reporterre Pierre Guibert, passionné de photographie animalière. « Je photographie beaucoup d’oiseaux, alors j’ai une lecture du terrain qui relève de l’écoute, du mouvement et de la couleur. Avec ce stage, j’ai accès à un autre niveau de lecture de mon environnement. »

Pendant le pistage, le regard évolue. À celui-ci s’ajoutent l’écoute et le toucher. Le corps et les sens sont mobilisés de façon globale. « Il faut être dans un état d’ouverture et de curiosité. Il y un côté très sensoriel, presque sensuel, qui est mis en lien avec une réflexion. C’est très complet », décrit Catherine Pendelliau, ancienne danseuse professionnelle. De la danse, elle a tiré la capacité de percevoir son corps dans l’espace. Désormais détecter la présence d’autres êtres vivants l’intéresse. Une manière pour elle de comprendre la place que chaque animal occupe, afin d’être plus consciente de la sienne : « C’est rassurant de voir des liens se tisser entre le vivant et l’humain. Ça enlève la peur de l’inconnu et de la solitude. »
Le pistage, « un Cluedo géant »
En à peine deux cents mètres parcourus, une dizaine de traces ont été relevées. Sur le bord de l’allée, l’empreinte d’un blaireau qui a dérapé. Un peu plus loin, des poils présents dans une déjection d’un animal inconnu permettent de deviner qu’il a mangé du sanglier. Au gré des indices, des bouts de vie sont imaginés. « C’est comme un Cluedo géant », commente Éléonore Lluna, monitrice de survie. « Hier, on a observé des empreintes de chien. Je l’imaginais en train s’éclater, de courir avec légèreté. » Derrière chaque trace se cachent une multitude d’autres. Des informations précieuses pour observer la biodiversité d’un milieu. « Lorsque je pars en stage de survie, ce sont des compétences qui me sont très utiles pour repérer des ressources. Que ce soit pour chasser les espèces qu’on trouve en abondance ou en éviter d’autres », explique-t-elle. « Par exemple, en Indonésie, je vais éviter d’établir un campement si des signes m’indiquent qu’il y a beaucoup de varans qui passent par là. »

Vers midi, le groupe se pose quelques minutes pour manger un encas. Une fois la pause terminée, il sort des sentiers tracés suivis jusque là pour s’enfoncer dans la forêt. Un petit fossé où de l’eau stagne les sépare de leur destination. Sur l’autre rive, trois dernières questions attendent les stagiaires. L’un des repères indique un petit tunnel vertical. « J’ai des réponses très artistiques », remarque François Lasserre, le secrétaire chargé de collecter les réponses. Catherine y voit le nez d’une taupe, Agathe, le passage d’une salamandre. C’est en réalité un scarabée bousier qui est à l’origine de cette trace. Un autre repère indique un tronc d’arbre lissé par le frottement d’un animal. Juste au-dessus de cette marque, une partie de l’écorce est déchiquetée. Les pisteurs et pisteuses devinent le passage d’un sanglier mâle qui a marqué son territoire.
Communiquer l’envie de partager ses connaissances
« Vous avez répondu à toutes les questions », annonce l’évaluateur, René Nauta. Sa déclaration est suivie d’une salve d’applaudissements. Ces deux jours de pistage ont mobilisé chez toutes et tous une concentration intense. À travers les traces, ils ont pu rencontrer, sans forcément les voir, des ragondins, des renards ou des faisans. La dernière étape est le calcul du niveau de pistage obtenu. Une feuille verte à la main, René Nauta inspecte le niveau de difficulté des questions posées. « Si une empreinte est partiellement effacée, cela va ajouter de la complexité », décrit-il. Suivant le taux de bonnes réponses et le niveau de difficulté, un pourcentage est calculé. À partir de 70 % de bonnes réponses, le premier niveau de pisteur-traqueur est obtenu. 100 % de bonnes réponses permettent d’atteindre le quatrième et dernier niveau.

« Mon objectif est qu’il y ait de plus en plus de pisteurs certifiés pour qu’ils puissent à leur tour transmettre cet art en France », dit Thomas Baffault, l’organisateur de cette évaluation. En plus de connaissances sur la biodiversité, ce sont aussi des qualités humaines qu’il souhaite transmettre. L’art du pistage se conjugue au conditionnel. De ces erreurs, de nombreuses connaissances sont tirées. « Pour être un bon pisteur, il faut toujours être capable de remettre en cause son hypothèse, de la réadapter. Un des pisteurs avec qui j’ai travaillé terminait toujours son raisonnement en disant “peut-être que je me trompe complètement” », dit Thomas Baffault. L’humilité et l’attention aux signes présents dans son environnement sont des qualités nécessaires pour être un bon pisteur. Avant de se quitter, la tradition veut que tous les participants se réunissent en cercle pour échanger quelques mots de gratitude. « Je vous remercie de ne pas m’être sentie évaluée ni d’avoir ressenti de lassitude », exprime Agathe. À la fin de ce week-end, sur les huit personnes évaluées, sept ont reçu un diplôme. Toutefois, chacune est repartie avec de nouveaux savoirs et l’envie de les partager.